Nommée trois fois ministre, élue député national puis député européen, Roselyne Bachelot partage aujourd’hui son temps entre la télévision, sa famille, et la publication de livres. Dans son huitième ouvrage, elle raconte l’histoire de sa grand-mère maternelle, Corentine, bretonne montée très jeune à Paris pour travailler. Une série d’épreuves et de bonheurs dignes d’un combat. Celui d’une vie.

Jérôme Enez-Vriad : Pourquoi un livre sur votre grand-mère ?
Roselyne Bachelot : L’idée remonte à un dîner en compagnie de Philippe Torreton qui est l’auteur d’un très beau livre sur sa grand-mère :  Mémé ; je lui ai alors raconté quelques anecdotes sur la vie de la mienne. Mon éditeur partageait ce repas et m’a sollicité ce texte dont l’histoire lui paraissait fort romanesque.

Avez-vous vécu cette écriture comme un bonheur ou une douleur ?
RB : Je vécu l’écriture de Corentine comme un bonheur mêlé de larmes.

L’histoire se passe à la charnière du XIXème et du XXème siècle. Corentine va connaitre deux guerres au fil d’une progression qui la mènera de la ruralité bretonne vers les beaux quartiers parisiens…
RB : Le parcours des paysannes bretonnes qui allaitent se placer à Paris est très classique. Il s’agissait d’un cheminement de servitude, presque d’esclavage de ces jeunes filles très pauvres dans une famille bourgeoise ou aristocrate. Cela représentait toutefois une forme de progression sociale.

Puis, la guère mènera Corentine à l’usine…
RB : Oui. Et à la prise de conscience qu’elle doit impérativement sortir de la résignation et combattre pour ses droits.

L’existence de ces jeunes femmes n’est-elle pas indispensable à la compréhension sociale des XIXème et XXème siècles ?
RB : Tout à fait. J’ai raconté ce qu’était la vie de ces nombreuses femmes, venues de Bretagne et d’ailleurs. Quand j’entends certains discours misérabilistes, je me demande si les Français ont de la mémoire, s’ils se rendent compte des extraordinaires progrès concernant la qualité de vie dont nous avons bénéficié en quelques décennies. Il y avait 120.000 bonnes à Paris au début du siècle dernier, les conditions de travail étaient innommables, l’exploitation sexuelle généralisée, les discriminations salariales indécentes, la protection maternelle et infantile quasi inexistante, l’illettrisme monnaie courante…

Corentine monte donc à Paris à 12 ans, elle travaille dans la domesticité, des emplois proches de l’exploitation et, chaque fois que la vie semble lui sourire, ce sera à contre-espoir, la contraignant à une lutte continuelle pour vivre. A ce stade ce n’est plus du courage ni de la vaillance, mais de l’héroïsme…
RB : Oui, Corentine est une héroïne ! Mais aussi et surtout une femme très ordinaire qui sait toute petite qu’elle ne pourra compter que sur ses propres forces. L’idée de manifester, d’aller quémander une aide ou une allocation lui aurait paru totalement saugrenue.

Pour éduquer sa fille, votre grand-mère n’aura d’autre choix que de revenir en Bretagne, à Nantes, dans une usine de fabrication d’obus où le salaire des femmes est inférieur à celui des hommes pour le même travail. C’était il y a un siècle et nous en sommes toujours aux mêmes discussions de parité et d’égalité…
RB : Observons l’existence des ouvrières qui arrivent massivement à l’usine pendant la première guerre mondiale, et constatons qu’à cette occasion commence les premiers combats pour l’égalité. Leur conscience politique s’affirme et abandonne les contraintes d’une discrimination voulue par le corps social, la famille, l’école, le patronat et l’Église catholique. Ce sont les premières batailles. D’autres suivront.

Lorsque Corentine arrive à Nantes, la ville est administrativement bretonne. Êtes-vous pour le rattachement de la Loire-Atlantique à la Bretagne ?
RB : Nantes n’est alors pas rattachée à la Bretagne puisque les régions administratives n’existent pas encore. A cette époque, Nantes est le chef-lieu du département de la Loire-Inférieure. Au reste, Nantes est bretonne et cette identité n’a nulle besoin d’un rattachement administratif qui poserait plus de difficultés qu’il n’en résoudrait. Le simple fait d’en choisir une capitale serait l’occasion de querelles picrocholines ! En outre,  la région des Pays de la Loire existe depuis des décennies, Nantes s’est développée sur l’axe ligérien d’un point de vue économique, culturel, universitaire et infrastructurel, alors que ses solidarités avec la Bretagne sont squelettiques. Les défis qui se posent à la façade atlantique sont suffisamment graves pour ne pas perdre de temps. Nantes est bretonne de cœur et ligérienne par son dynamisme.

Vous allez fâcher beaucoup de monde !
RB : Je sais que cette affaire suscite beaucoup de passions pour les avoir vécues de nombreuses années en tant que présidente de la Commission de l’Aménagement du Territoire de la région des Pays de la Loire. Il faut surmonter cela, d’autant qu’une partie sud de la Loire Atlantique ne se reconnait pas bretonne mais plutôt vendéenne, et qu’une autre fraction du Maine et Loire, en particulier dans le massif hercynien ardoisier, a une identité bretonne de manière identique à une partie de la Mayenne. C’est faire beaucoup d’honneur aux divisions administratives que de penser qu’elles peuvent refléter les identités régionales.

Revenons aux femmes qui ont depuis toutes ces années obtenu le droit de vote, la contraception, la légalisation de l’avortement pris en charge par la Sécurité Sociale… Pour autant, d’autres batailles sont encore à gagner : la parité, l’égalité des salaires à travail identique… Pourquoi est-ce aussi long ?
RB : Parce qu’on ne sort pas de plusieurs millénaires de servage sans mesures volontaristes ni sans que toutes les forces réactives soient à la manœuvre. Je note d’ailleurs avec regret un certain désengagement chez les jeunes femmes qui pensent que tout est désormais acquis. Elles se réveillent souvent un beau matin en constatant que leurs condisciples masculins à l’université – pourtant beaucoup moins brillants qu’elles – leur sont passés devant au sujet des salaires et de la hiérarchique. « On ne mendie pas un juste droit, on se bat pour lui », belle citation de mon amie Gisèle Halimi.

Toutes ces causes sont pourtant acquises dans certains pays, comme la Suède ou la Norvège…
RB : En France, l’universalisme républicain hérité de 1789 a fait des ravages, et l’omnipotence de l’Église a consacré l’infériorisation des femmes. Nous ne sommes pas des Anglo-Saxons, d’autant que la mixité de la vie sociale – contrastant avec le séparatisme qui sévit dans les sociétés luthériennes – a souvent émoussé les combats féministes.

Corentine prend alors la tête d’une grève. Il y a du Bizet dans son histoire. Votre grand-mère n’est-elle pas à la fois Carmen et un premier rôle de zarzuela espagnole ?
RB : Pas du tout ! L’identité bretonne de Corentine est tellement forte qu’elle ne se représenterait en aucune façon en Carmencita…

Quelle héroïne d’opéra serait-elle donc ?
RB : La Cenerentola de Rossini ! Une servante exploitée sauvée par l’amour ; et, pour son identité bretonne, Rozenn dans Le Roi d’Ys de Lalo

Permettez-moi un aparté afin de savoir si vous vous inscrivez en faux lorsque Carmen assassine Don Jose à l’opéra de Florence au nom de l’égalité homme/femme ?
RB : On se demande comment des personnes apparemment sensées ont proposé comme parangon de la femme victime, la plus belle garce du répertoire lyrique : violente, manipulatrice, vénale, dépourvue de tout sens moral et n’obéissant qu’à son bon plaisir. Par ailleurs, imaginer que les représailles aux violences faites aux femmes serait de répondre par les mêmes crimes infligés aux hommes relève d’une jouissance vengeresse douteuse. A moins que ce ne soit du grotesque ou de la sottise ; et, voyez-vous, ma préférence tend plutôt vers la seconde hypothèse.

La parité a donc ses limites ?
RB : La parité n’a pour seules limites que la bêtise.

Quelles sont les limites de Roselyne Bachelot ?
RB : Mes seules limites relèvent de ma force physique et de la primauté absolue que je donne à ma famille et mes engagements solidaires.

Pensez-vous que vous auriez fait de la politique sans l’influence de votre grand-mère ?
RB : Corentine est un des éléments d’une superbe fresque familiale, s’y ajoutent mes deux parents résistants et mon autre grand-mère, militante pour l’abolition de la peine de mort, singularité inouïe chez une paysanne du début du XXème siècle. Mes deux grands-pères – maternel et le second mari de Corentine – après avoir fait une guerre superbe en 1914, ont aussi été résistants. Je me dois de ne pas faillir dans à un tel panthéon familial.

Votre livre n’est-il pas avant tout une ode à la liberté par l’anticonformisme, la désobéissance et la recherche du libre arbitre ?
RB : Vous avez tout compris ! « Impose la chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront. » Cette phrase de René Char dans Les matinaux pourrait être la devise de Corentine.

Votre grand-mère parlait-elle breton avec vous ?
RB : Elle parlait breton avec tous ses proches et je comprenais quelques phrases de base mais ne le parle pas. J’ai souhaité que les dialogues de la première partie du livre soient écrits en breton et en français. Pour être sûre de leur conformité, j’ai fait appel à deux spécialistes : l’interprète David le Roux/David Ar Rouz, et une relecture a été assurée par Ronan Stephan, spécialiste en dialectologie bretonne.

Si vous aviez le dernier mot, Roselyne Bachelot ?
RB : En aout 1944, Corentine et sa fille, ma maman, ont quitté Paris pour rejoindre la Bretagne. Il n’y avait plus aucun moyen de transport. Ma grand-mère a dit : « On rentre à pied ! » Plus de 400 kilomètres. J’en ai fait ma devise devant les difficultés de l’existence : Pas de problème, je rentre à pied…

Propos recueillis par Jérôme ENEZ-VRIAD le 20 mars 2019
© Jérôme Enez-Vriad et Bretagne Actuelle

Corentine
Un livre de Roselyne Bachelot
Éditions Plon
336 pages – 19,90 €

0 Commentaires

Laisser un commentaire

Abonnez-vous à notre newsletter

Edito

Articles similaires

Autres articles de la catégorie L'invité