Pierre Soulages nous a quitté le 26 octobre dernier. Soulages : Encre noire sur pages blanches est un court texte consacré par Jacques Bellefroid à celui qui fut son ami. Il y est question d’aperçus de la vie quotidienne à travers une quête d’écriture où les mots se heurtent à un aveuglement : le désormais célèbre Noir du maître.

Si l’on en croit la Genèse, les ténèbres ont précédé la lumière, et le noir du néant s’est toujours opposé au blanc lumineux de la Création. Il est précisément question de naissance et de création dans cet essai de Jacques Bellefroid. Comment un peintre naît-il à lui-même, à la fois père et fils de son œuvre ?… Quelles contraintes traversent ses toiles ?… Sa création est-elle un retour vers l’obscur ?… Un début ou une fin ?… « Et qu’en est-il, maintenant du noir ? Est-il de cette couleur noire à laquelle tant de gens résument l’œuvre de Soulages ? […] Dès lors qu’un mot a été posé comme un couvercle sur la chose, il est inutile de poursuivre, elle est enfermée pour longtemps, mise en tutelle, internée en quelque sorte. L’affaire est entendue. Le débat est clos. Passons au suivant. »

Fiat lux et facta est lux !

Ni la Bible ni l’astrophysique n’ont le monopole du noir initial. L’essentiel des mythologies le sollicite pour justifier la naissance du monde. Les Grecs*, par exemple, font de Nyx**, déesse de la nuit, la fille du Chaos et l’enfant originel du vide primordial, alors qu’elle est aussi la mère d’Ouranos et de Gaïa, respectivement dieu du ciel et déesse de la terre. De la mythologie à la religion en passant par les cavernes du paléolithique, l’homme a toujours craint le noir, symbole du néant et de la mort. Tout cela, bien entendu, avant que la vie n’apparaisse.  Fiat lux ! Moment à partir duquel l’enfer et le deuil se sont emparés de ce noir initial que l’on retrouvera, bon ou mauvais présage, chez les corbeaux, dans nos encres pour écrire, dans le choix des vêtements ecclésiastiques :  l’aube des curés… les robes pastorales depuis la Réforme… etc.

N’oublions cependant pas que les œuvres et les images d’autrefois ne touchaient pas le rétine humaine de la même façon qu’aujourd’hui. La torche, la lampe à huile, la chandelle, le cierge et la bougie produisent une lumière qui n’est pas celle transmise par l’électricité ; les sociétés antiques ou moyenâgeuses avaient un rapport nuancé aux couleurs perçues différemment depuis la puissance des ampoules au tungstène, puis l’agressivité verdâtre des néons, sans oublier ces dramatiques allogènes dénaturant teintes et nuances, ou encore le faux éblouissement des diodes électroluminescentes (fameuses LED) qui illuminent davantage qu’elles n’éclairent. Le Noir de Soulages n’est pas celui de Velázquez ni de Rembrandt.

Noir jusqu’au bout de l’espoir

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C’est en 1947, alors âgé de vingt-huit ans, que Pierre Soulages commença à peindre ses premières œuvres abstraites aux couleurs sombres. Ce furent d’abord de « simples noirs », puis des bruns au brou de noix et à l’huile, puissamment étalés en larges bandes, telles des poutrelles, véritables échafaudages conservant les traces de leur application au couteau ou à la spatule ; un ensemble de structures – digne des Temps Modernes de Chaplin – superposées sur de larges fonds blancs. Un raisonnement se mit alors en place, fondé autour d’une captation de la lumière, d’une géométrie plurielle de formes inattendues, du noir et de l’équilibre ; sorte de jeu structurel inducteur de tension, véritable dialogue entre le fond et la forme, jusqu’à l’émergence d’un langage poétique. Ne parle-t-on désormais pas de Noir Soulages !

Grâce à Pierre Soulages, le noir est devenu une couleur, mais aussi et surtout la matière nutritive d’un concept visuel ; le maître préfère d’ailleurs parler de « lumière » plutôt que de noir. Sa peinture est souvent épaisse, luisante et substantielle. Ce sont des noirs fantomatiques, impalpables comme le silence, comme la sobriété, comme un champ libre à de multiples interprétations. Soulages convoque le passé pour le conjuguer au présent. Il s’émancipe de l’austérité cistercienne, de l’épure japonaise et du classicisme en général. Son travail s’enchatonne comme une pierre précieuse dans les formes héritées des siècles précédents.

En outre, depuis Soulages, parmi les six couleurs de base que sont le bleu, le vert, le rouge, le noir, le blanc et le jaune – citées ici par ordre de préférence des Occidentaux –, le noir n’est ni la plus apprécié (le bleu) ni la moins aimé (le jaune), il prend une place intermédiaire entre le rouge et le blanc, entre le feu et la lumière. Et, comme l’écrit si bien Jacques Bellefroid : « Sur la gigantesque toile, le tableau, Soulages peint une montée au jour dans un geste calme d’extinction des feux. Un drame s’est joué pour qu’elle apparaisse, la lumière, le soleil s’est éteint et pourtant nulle trace de ces sanglants couchers qui émeuvent les âmes inquiètes. »

Quelque chose plutôt que rien

Pierre Soulages nous a quitté le 26 octobre dernier, à l’âge de 102 ans, après une vie consacré au travail de la peinture. « Peindre est un travail. Quand Soulages, muni d’un pinceau qui a la taille et parfois la forme d’un ballet, car c’est tout simplement un vrai ballet, s’approche de la toile blanche qu’il va sacrifier, j’aurais presque envie de dire qu’il va au charbon, comme disent les travailleurs qui vont à leur dur travail. Aller au charbon, les mots parlent parfois d’eux-mêmes et contiennent leur propre métaphore. Soulages sors de son domicile ; il se rend à pied jusqu’à son atelier ; il est vêtu de velours sombre ; c’est en quelque sorte un ouvrier qui marche vers le lieu où sont remisés les instruments de sa mystérieuse activité créatrice. »

Le texte de Jacques Bellefroid se lit aussi entre les lignes, interrogeant de manière sous-jacente afin de savoir s’il existe un « art Soulages » spécifique, compte tenu du croisement de ses nombreuses influences. On peut en discuter à l’infini. Les biographes du maître se risquent d’ailleurs à dessiner les contours d’un « art du Noir », comme s’il était essentiel d’expliquer la clarté des choses difficiles à expliquer, voire inexplicables. « Réponse qui se présente volontiers sous la forme d’une question lancinante autant que souriante : qu’est-ce donc que cela l’existence de ce qui existe, ne serait-ce que la présence d’un simple morceau de goudron ? Et pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »

Jérôme ENEZ-VRIAD
© Novembre 2022 – J.E.-V. & Bretagne Actuelle

* En se référant à la théogonie orphique (selon Orphée).
** Nox, chez les Romains.

Soulages : Encre noire sur pages blanchesun essai de jacques Bellefroid aux éditions du Canoë – 45 pages – 8,00€

Parmi les sources ayant inspiré cette chronique, outre les citations tirées du livre de Jacques Bellefroid, notons : Noir : Histoire d’une couleur, de Michel Pastoureau – éditions du Seuil et Point poche //La naissance des dieux, de Ferry-Bruneau-Dim.D & Santagani – éditions Glénat //Alain Delon . Mes années 50 – catalogue de vente chez Applicat-Prazan //Le cabinet des douze, de Laurent Fabius – éditions Gallimard //Encyclopédies : Tout l’Univers, Universalis, Larousse et Bordas // Wikipédia France/Deutschland/España/Italia

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