Un titre étrange… Une histoire singulière, originale et indéfinissable… Merveilleuse surprise que ce roman graphique sur fond de politique nord-coréenne… Tillon et Fréwé nous invitent à découvrir la face cachée du 7ème art de Pyongyang.

Hong Kong. 1978. Un metteur en scène et producteur recherche son ex épouse, actrice disparue depuis plusieurs semaines, mais il finit par être kidnappé à son tour ; comme de nombreux autres artistes japonais… chinois… ou coréens avant lui… il a été enlevé par la Corée-du-Nord. Sa mission : réaliser pour le compte de la dictature des films qui marqueront l’histoire cinématographique de Pyongyang. Une intrigue inspirée de faits réels dans laquelle les auteurs mettent en scène un thriller captivant en même temps qu’un hommage au cinéma asiatique les années 1970.

Au nord du 38e parallèle

Le réalisateur sud-coréen Shin Sang-Ok (1925-2006) et son ex-épouse, l’actrice Choi Eun-Hee, ont été enlevés par les Nord-Coréens en 1978 ; le régime souhaitait alors  « dynamiser son cinéma ». Sang-Ok ne voulant toutefois pas filmer sur ordre, il tenta de fuir, se fit emprisonner puis, contraint par la force, accepta finalement d’écrire quelques scénarii avant de les réaliser. Il réfuta par la suite s’être fait enlever, volte-face lui permettant de recouvrer en partie sa liberté ; il se rendit aux festivals de Berlin et de Vienne où, en mars 1986,  le couple échappa à la surveillance de leurs geôliers pour se réfugier à l’ambassade américaine. Voilà pour la version officielle…

…, car il en existe une officieuse racontée dans un complément biographique à la fin du livre. Une histoire captivante par sa dimension politique, en particulier lors des rencontres avec un Kim Jung-Il – fils du dictateur Kim Il-sung en place à l’époque – authentiquement cinéphile et passionné de cinéma asiatique. Un récit hallucinant (propre et figuré) de ce couple star contraint à une collaboration avec le régime le plus dictatorial du monde. Action… Coups de théâtre… Péripéties… Rebondissements… pour cette odyssée contemporaine qui lève le voile sur un pan méconnu de la culture coréenne et les méthodes redoutables de Pyongyang. Le dragon de mousse dont il est question dans le titre, est un costume de Kaijû (littéralement : bête étrange ou mystérieuse) pour le film Pulgasari réalisé en 1985 par Shin Sang-Ok.

Monstre sous le soleil de Pyongyang

Pulgasari ! Quelle est cet étrange animal ? Fan des monstres du cinéma japonais – type Gozilla –Kim Jung-Il commande à Shin Sang-Ok un film « à la manière japonaise », avec de grosses bestioles en latex systématiquement réduites à néant par le héros ; une nuance de taille toutefois : Pulgasari se doit d’être communiste. Inspiré d’une légende coréenne, il évoque la figure d’un grand dragon venant en aide aux paysans brimer par un roi félon. Le monstre, une fois le tyran déchu, devient incontrôlable et seul la magie peut encore l’arrêter. C’est précisément-ici qu’intervient Kim Jung-Il en corrigeant le scénario, manière de travestir l’évidence de la société totalitaire de Pyongyang ; l’héritier du « trône des Kim » prendra le pouvoir en 1994 et conservera l’habitude de kidnapper ceux dont les services l’intéressent, y compris à titre privé.

Ainsi. Choi Eun-Hee ne fut pas la première actrice enlevée. La politique prédatrice de Kim Il-sung (grand père du dirigeant nord-coréen actuel : Kim Jong-un) et de sa descendance, concernait (et concerne encore) aussi bien les enfants que les adultes ; de nombreuses disparitions inexpliquées pourraient être liées directement au régime des Kim. Tokyo admet officiellement 17 séquestrations de citoyens japonais par la Corée-du-Nord, mais il y en aurait des centaines d’autres. Paris ne reconnaît aucune disparition de citoyens français, bien que des Libanaises kidnappées puis libérées ont témoigné en 1979 de la présence d’au moins trois françaises retenues de force à Pyongyang. On parle de plus de 100.000 personnes qui auraient à ce jour été prises en otage dans le monde entier.

« Fourmillisme » délétère

Le dictateur et le dragon de mousse est bien davantage qu’un roman graphique dénonçant les abus du régime totalitaire le plus secret de la planète ; ultime dictature communiste héritée du stalinisme où tout est repensé au format d’une manipulation de masse. Par exemple, l’homosexualité (fréquente dans le milieu du cinéma) y est perçue comme « une déviance venue de l’occident », et de nombreux homosexuels vivant en Corée du Nord ne savent même pas qu’ils le sont faute d’avoir été confrontés à l’hypothèse que cela puisse exister. Le « fourmillisme » auquel est soumis la population relève de la pire intoxication mentale de l’histoire. Alors ! Faut-il lire cette bande dessinée ? Bien entendu. D’une part en découverte curieuse de ce qu’elle raconte, mais aussi en motivation à explorer le cinéma asiatique. D’autre part, car le travail de Tillon et Fréwé ne donne nullement envie de visiter ce pays où leur livre est interdit de publication.

Jérôme ENEZ-VRIAD
© mars 2024 – Bretagne Actuelle & J.E.-V. Publishing

Le dictateur et le dragon de mousse, une bande dessinée de Tillon & Fréwé aux éditions La Boîte à Bulles, 144 pages couleur / Reliure cartonnée 190 x 265 mm – 22,00€

0 Commentaires

Laisser un commentaire

Abonnez-vous à notre newsletter

Edito

Articles similaires

Autres articles de la catégorie BD