Il en est de certains projets musicaux comme d’un antidote à la cohue du temps qui passe. Missa Brevis – Abbaye de Thélème est un disque rare qui motive à comprendre la musique. Mieux ! À l’apprendre. Son compositeur, Jean-François Charles, a le talent des gens qui osent.

Certains oiseaux volent plus haut que d’autres… Certaines notes aussi… Le fondement du travail de Jean-François Charles ressemble à une allégorie, telles ces hirondelles posées sur les fils électriques le long des routes… do – ré – mi – mi – do – ré – fa – sol… une mélodie se dessine sur fond de ciel bleu sans que l’on sache la déchiffrer. Missa Brevis – Abbaye de Thélème donne envie d’apprendre la musique pour voler en contre-ut aussi haut que le plus alpins des oiseaux.

La poésie des notes

L’équilibre entre musique et poésie requiert une thématique de rimes en référence à l’art sonore des mots, qu’ils soient quatrains… tercets… alexandrins… ou libres… peu importe ; l’exploitation de la dimension poétique du solfège invite à l’alliance de la musique et du langage. Ce sont quantités de portes ouvertes sur l’imagination, le talent,  la virtuosité du compositeur et, bien entendu, celle de ses interprètes. La musique relève d’une poésie sans parole qui ne doit jamais être au-dessus de la partition, entendu qu’elle ne se dissimule pas derrière non plus : les deux entités sont faites pour résonner ensemble afin d’en créer une troisième. On retrouve cet équilibre dans le travail de Jean-François Charles, soucieux d’harmonies multiples et de sursauts rythmiques : les hirondelles sont là, elles s’envolent tout à coup pour laisser place à une composition en découverte du monde grâce au répertoire symphonique. Innovant… Moderne… Dynamique… Missa Brevis combat les clichés ennuyeux, ringards ou inaccessibles du lyrique et du classique.

Accessibilité et devoir d’élévation

Dans son essai La distinction, paru en 1979, Pierre Bourdieu interrogeait le lecteur en ces termes : « Faut-il brûler tous les pianos parce qu’ils vont bien dans les salons bourgeois ? » ; comme si la musique classique ne relevait pas d’une culture populaire légitime, précisément enseignée par Jean-François Charles à l’université d’Iowa ; au reste, notons en réponse à l’observation de classe émise par Bourdieu, que si les difficultés d’accès à la musique classique sont bel et bien relatives au pouvoir d’achat : prix des places d’une philharmonie, celui d’un apprentissage musical avec professeur, ou encore les conditions d’achats d’un instrument de musique, ces évidences financières contrecarrent toutefois les montants astronomiques des billets de certains concerts pop/rock qui font malgré-tout salle comble, et ceux des matchs de football ou de basket vendus des mois à l’avance ; les uns et les autres s’adressant à une clientèle somme toute populaire.

Restreindre la musique, quelle qu’elle soit : classique, moderne ou contemporaine, restreindre son image à un vulgaire usage sociologique, c’est aussi la réduire à ce que l’on en fait et non pas à ce qu’elle est. Afin d’éviter cette grossière méprise, il est essentiel d’élaguer les obstacles culturels et socio-économiques qui font barrages. Indispensable en conséquence de revoir notre rapport au « classique », en face de quoi nous ne sommes pas que de pauvres ou de riches consommateurs, mais devons bien plutôt nous inscrire comme de véritables « citoyens du beau »… des épicuriens du son… et pourquoi pas ? de magnifiques hirondelles (blanches ou noires) actrices de leur partition… Oui ! Notre devoir est identique au leur : celui de l’élévation

L’apprentissage d’une vie

Ne dit-on pas avec des trémolos dans la voix :  « Aller à l’opéra »… « Écouter jouer un orchestre »… « Se rendre au conservatoire »… ? Autant d’attitudes et conduites qui reflètent un train de vie aisé, voire guindé, parfois même emphatique. Et pourtant ! la musique classique s’adresse à n’importe quelle strate sociale, elle est à chaque coin de rue, de toutes parts et tous azimuts. La voici en fond sonore des ascenseurs… dans les restaurants… les bars… magasins… ; la voilà dans les lieux privilégiant une forme de bien-être : saunas, hammams, spa, etc… Aucune publicité pour produits de luxe n’y échappe, non plus le cinéma populaire, elle est partout, intemporelle et omnisciente. De fait, le « classique » engage une incontournable universalité pluriculturelle et intemporelle, à ce point évidente que son rôle est fondamental dans l’apprentissage d’une vie : davantage qu’un moteur, il en est aussi un des carburants essentiels ; en outre, son large éventail d’expériences sonores stimule l’esprit et contribue au repos du corps autant qu’à la sagesse de l’âme. Presqu’une médecine.

Une étude faite ces dernières années par l’hôpital universitaire de Genève, atteste d’un impact positif de la musique classique sur le développement cérébral des prématurés, y compris lorsqu’ils sont en couveuse. Elle leur fait du bien, les apaise et stimule leurs connexions neuronales. Souvent présentée en opposition à la musique folklorique ou populaire, le « classique » en constitue, à plusieurs égards, l’origine en même temps que le contrepied. Ainsi, la chanson Lemon Inceste de Serge Gainsbourg fut-elle écrite d’après l’étude Opus 10 n°3 en mi majeur de Chopin… All by myself d’Éric Carmen, rendue mondialement célèbre par Céline Dion, reprend une partie du deuxième mouvement du Concerto pour piano n°2 composé par Sergueï Rachmaninov…  quant au Grace Kelly de Mika, il est librement inspiré du Barbier de Séville, célèbre opéra de Gioachino Rossini… Ces trois exemples permettent toutefois de poser une différence entre les œuvres d’hier et celles d’aujourd’hui, dans la mesure où les compositions classiques privilégient la transmission des morceaux par voie écrite (sous forme de partitions) là où les mélodies populaires récentes misent davantage sur une passation orale.

Une grand-messe au firmament

C’est à la lisière de différents genres musicaux que prend naissance le travail de Jean-François Charles. Il se pose en médiateur. Véritable passeur vox musica entre le compositeur (lui), la poésie et le public. Missa Brevis lève les barrières symboliques qui entourent cette complexité afin de la rendre accessible au plus grand nombre par le biais de valeurs essentielles que sont la curiosité…  l’écoute… la contemplation… le silence… le respect du « temps long » à travers la maturation de l’artiste, son apprentissage, ses créations, son œuvre… à laquelle il faut ajouter la voie d’Anika Kildegaard, soprano et insatiable activiste de la création musicale, une véritable championne de la « nouvelle musique » ayant créé moult œuvres pour, entre autres, les compositeurs Linda Kachelmeie, Libby Larsen et Ari Sussman. Elle chante Baudelaire… Rabelais…Rimbaud… Verlaine… François Villon, aussi. Qui se souvient de Villon ? Poète maudit condamné à l’exil. Il a peu écrit mais ses quelques vers remontant de la fin du Moyen-Âge suffisent à en faire l’un des plus grands transfigurateur de la mort. Ce sont ces auteurs que Jean-François Charles propose de découvrir à travers une messe de grands textes inscrits au firmament de la prosodie française. Missa Brevis, avez-vous dit ? Missa BrevisAbbaye de Thélème, faudra-t-il répéter. En clef de sol ou de fa, le printemps appartient toujours aux hirondelles fraîchement posées sur la partition des beaux jours. Devenons-en une… Envolons-nous… Avec elles. Vive la musique !

Jérôme ENEZ-VRIAD
© Janvier 2024 – J.E.-V. Publishing

Lien Agnus Dei par Anika Kildegaard

0 Commentaires

Laisser un commentaire

Abonnez-vous à notre newsletter

Edito

Articles similaires

Autres articles de la catégorie Disques