Personne ne l’a su alors : à la fin du mois de septembre 1991, David Bowie et son groupe de l’époque, Tin Machine, se sont installés trois semaines à Saint-Malo pour des répétitions avant la tournée It’s My Life Tour. Trois semaines d’apaisement et de travail concentré, en Bretagne qu’il aimait beaucoup. Trois semaines racontées par celui qui les a organisées, son tourneur pendant 15 ans.


Entretien avec Alain Lahana, tourneur de David Bowie en France de 1989 à 2004, qui travaille depuis 1995 avec Patti Smith et, depuis 39 ans, avec Iggy Pop.

Dans quelles circonstances vous avez été amené à organiser cette session de répétitions à Saint Malo pour David Bowie et Tin Machine ?
A la suite d’une conversation informelle à la fin du concert de Fréjus pour le Sound+Vision Tour (ndlr : en août 1990). David m’a dit qu’il cherchait un endroit tranquille pour répéter Tin Machine. On lui proposait des lieux en Belgique mais il souhaitait être en France. Je lui ai proposé de venir à Saint-Malo ou j’habitais avec ma femme et mon fils. J’y ai aussi monté beaucoup de concerts : INXS, Stephan Eicher, Les Pogues, Echo and the bunnymen… J’avais de bonnes relations avec la mairie.
Je propose donc Saint-Malo à David Bowie en pensant au petit Théâtre (le théâtre Chateaubriand dans la ville close) qui était aussi un petit cinéma où ils accueillaient les projections Connaissance du monde… Quelques mois après je reçois un coup de fil du tour manager qui me dit que David lui a confirmé qu’on faisait les répétitions à Saint-Malo.
Donc je réserve le Grand Hôtel des Thermes pour toute l’équipe, je commence à tout caler. Parce que 15 jours après, il débarquait. 

En équipe réduite ?
Il était avec son groupe et Coco Schwab (ndlr : Corinne Schwab était l’assistante de Bowie depuis 1974). C’est tout. Il y avait un bodyguard mais qui était beaucoup plus assistant que bodyguard… Une équipe très réduite.  Moins de 10 personnes, dont les musiciens : le groupe avec Reeves Gabrels et les deux frères Sales, Tony et Hunt.

Ce type de répétitions dans un lieu proche du premier lieu de la tournée est fréquent ou c’était une demande originale ?
C’est quelque chose qu’on fait souvent avec les artistes mais assez peu avec les internationaux. On s’installe en configuration de tournée et on répète 10 ou 15 jours et souvent, à la fin, on fait un petit concert dans l’endroit où on a répété pour voir ce que ça donne. Avec David, c’est exactement ce qui s’est passé.

Vous souvenez-vous de ses premières impressions de Saint-Malo ?  
Il adorait. Il était très féru d’histoire. Une ville forte comme Saint-Malo l’intéressait, bien évidemment. Chateaubriand, ça veut dire quelque chose (ndlr : l’écrivain, né à Saint-Malo, y est aussi enterré, sur le rocher du Grand-Bé).
Mais ce n’était pas un critère de choix du lieu des répétitions.
Il avait deux options sur la table : un lieu urbain ou non. Il a choisi l’option non-urbaine parce qu’il voulait aussi de se détendre.
David marchait beaucoup. C’était fréquent : il descendait des Thermes pour aller à pied s’installer à la terrasse du bar de l’Univers, dans la ville close, boire son café, fumer sa clope en lisant son journal. Tout seul. Jamais personne ne lui a demandé un autographe. Les gens se disaient qu’il ressemblait à David Bowie mais ne pouvaient imaginer que ça pouvait être lui !
On avait un peu sanctuarisé le cinéma parce que j’avais des réflexes habituels par rapport avec des personnalités comme ça. Mais jamais personne n’a essayé de nous embêter.

Que faisait- il en dehors des répétitions ?
On faisait des balades. On est allé manger chez Roellinger (ndlr : le grand chef Olivier Roellinger à Cancale). On a fêté l’anniversaire de l’un des frères Sales dans un petit restaurant super du côté de la Tour Solidor. On a pris la petite salle à l’arrière mais sans être ultra discret et on a fêté ça à la Badoit puisque c’était un période très sobre. Une période concentrée, de travail.
L’ambiance est très studieuse quand on est sur la préparation d’une tournée. On bossait toute la journée.
Tout le monde voit Bowie comme une icône intouchable alors que c’était un mec… génial ça tout le monde le sait mais, dans son travail, c’était juste un super bosseur ! Il avait une  relation très simple avec les autres avec une forme d’humour pince-sans-rire. Il était très drôle. Il ne ratait pas la vanne. Concentré, précis mais drôle ! Il était aussi très exigeant avec lui et voir comment il bossait était ultra intéressant.

Justement comment se passait ses journées de travail ?
Pendant les répétitions, mon petit-neveu faisait le chauffeur et était tout le temps au théâtre pour aider un petit peu à tout. Et il y avait la petite équipe de David, avec son régisseur, un backliner etc…, qui montait leurs trucs tous les jours pour les répétitions, le filage.
On a aussi construit une partie du décor : un jour, David m’a demandé d’aller acheter des rouleaux de fil de fer à la quincaillerie voisine  pour faire des petites figurines en papier mâché.

C’est lui qui a aussi conçu le décor ?
Oui, c’est ça qui était très intéressant à voir : c’est que lui qui fait des spectacles grandioses, quand il est dans une configuration différente, plus légère, il s’adapte, il est dans cet esprit-là. Il n’arrive pas avec ses gros sabots et pour faire rentrer un éléphant dans une chaussure de souris. Il crée quelque chose d’équilibré par rapport au contexte.
Dans le clip de Baby Universal, on peut voir des images floues du groupe sur scène : ces images sont faites au Théâtre Chateaubriand et je tiens probablement l’une des caméras ! Ça se faisait comme ça et toujours dans une grosse ambiance de travail.

Et il a finalement souhaité organiser un concert ?
A la fin du séjour, il me dit qu’il aimerait organiser un concert le lendemain, le 1eroctobre, pour tester un peu le répertoire.  Je lui dis que la salle est petite, de 300 à 350 places, et qu’il est quand même David Bowie ! Mais il me répond que ce sera tranquille et un bon moyen de tester. Il voulait faire un concert gratuit, mettre une cagnotte à l’entrée pour que les gens mettent ce qu’ils veulent et avec l’argent qu’on récupèrerait, on achèterait un baby-foot pour les gamins de La Découverte (ndlr : quartier voisin de Saint Malo).

Et vous organisez ça pour le lendemain ?
Je mets un carton à l’entrée. Mais à l’époque, on n’a pas Internet, pas de relais quelconque. Je commence à dire qu’on fait un concert demain avec Tin Machine. Aucune réaction… Je n’avais jusque-là prévenu personne. J’appelle quelques copains, le directeur de la maison de disques Barclay qui est venu de Paris spécialement. Ils ne me croyaient pas.
Ils débarquent.
Et la salle ne se remplissait pas parce que les gens croyaient que c’était un canular ! Je suis allé racoler les gens dans la rue pour qu’ils rentrent au concert ! J’ai même attrapé un groupe de scolaires qui étaient à côté. Quand Bowie a vu ça, j’ai dû faire la tournée des pharmacies pour récupérer des boules Quies parce qu’il ne voulait pas avoir de plaintes.
Et on a fait le concert, qui a duré deux heures.
Et la cagnotte, je peux le dire maintenant : tout le monde n’a mis que des pièces jaunes… J’ai mis un billet de 500 balles parce que j’étais trop gêné par rapport à lui.

Et ce public malouin  un peu original, comment a-t-il réagi ?
C’était très particulier parce que le public était composé de gens qui ne savaient pas ce que représentait Bowie ou des gens bouche bée…C’était incroyable. Le jour du show, on a aussi fait la remise des clés de la ville à Bowie, à la mairie parce que tout le monde avait joué le jeu dans la discrétion la plus totale.
Le lendemain, quand un article est passé en Une de Ouest-France, plein de gens ont dit : « Mais alors c’était lui qu’on voyait tous les jours ! » 

Finalement, ce séjour de répétitions à Saint-Malo a été intéressant pour tous ?
Il aurait aussi bien pu répéter dans un autre pays, dans une salle de répétition quelconque. Sauf que là, c’était une période de fin d’un cycle et ce séjour en front de mer à St Malo a été, je crois, assez prolifique pour beaucoup de choses. C’était un moment d’apaisement et de concentration.

On sait qu’il était curieux de tout. S’est-il beaucoup intéressé à la Bretagne ?
Je vais mettre un petit bémol : pendant 5 ans après ces répétitions et même encore il y a deux ans, des agents immobiliers  m’ont appelé pour me dire que Bowie voulait acheter une malouinière, qu’il voulait s’installer en Bretagne.  Dès qu’un artiste arrive dans une région, tout le monde pense qu’il veut s’y installer. Ça n’a pas été à l’ordre du jour. Mais il adorait la Bretagne : on est revenu sur la tournée d’après, sans Tin Machine, pour un concert au Parc des expos de Rennes, qui avait été tendu d’ailleurs parce qu’on avait eu une alerte à la bombe juste à l’ouverture des portes. Et là encore, j’ai eu encore des agents immobiliers… Mais jamais il n’a eu envie de s’installer en Bretagne.

Juste après, Tin Machine entamait la tournée It’s My Life Tour ?
On a fait de la promo à Paris, comme deux chansons à la Nation pour NRJ
Et puis c’était la tournée européenne avec un Olympia et un Zenith dans la foulée, les 29 et 30 octobre.
Je me souviens d’une anecdote drôle : je suis aussi allé le rejoindre en Allemagne pour un concert. Il s’était dit qu’il allait commencer par le dernier titre du rappel et faire son concert « à l’envers » ! Et en sortie de scène, je rentre dans la loge, il explose de rire et me dit : « Qu’est-ce que c’était idiot comme truc ! Je ne referais jamais ça… »

Ces débuts de Tin Machine ouvraient une nouvelle période pour Bowie ?
Il se considérait vraiment comme membre d’un groupe.  Il ne voulait plus d’interviews de lui seul. C’était un projet collectif qu’il présentait comme ça. Ça a été son renouveau, sa source d’inspiration. Parce que la rencontre, juste avant, avec Reeves Gabrels (guitariste de Tin Machine) lui a redonné envie de partir dans de l’exploration. Il a retrouvé le goût à ce moment-là. En fait, le retour en arrière du Sound +vision Tour qui devait mettre un terme à tout un passé, lui a redonné plein d’envie.

Le groupe n’a pourtant pas duré très longtemps (1988 à 1992) ?
Non mais je dirais que c’est presque normal… On ne peut pas dire qu’on est à part égale avec quelqu’un  comme Bowie dans un groupe.
Le fait même que ce soit un groupe est une anomalie. C’était un groupe super mais Bowie est Bowie. C’est lui le leader, c’est lui qui conduit de toute façon. Un projet dans lequel il était, il le vampirisait de toute façon.

Il voulait se fondre dans un groupe. Il avait un rapport particulier à la célébrité qu’il avait cherchée ?
Oui mais c’est un artiste qui s’est très souvent remis en question : c’est déjà une relation  particulière à la célébrité. Casser le personnage quand on est en haut, ce n’est pas quelque chose d’ultra commun… Quand tu fais « retour à la case départ » pour chaque chapitre, ça s’appelle un « vrai artiste ». Faire un  « reset » complet, je trouve ça très fort.
Il ne faut pas oublier qu’il se faisait cracher dessus quand il a démarré Tin Machine ! C’était une vraie prise de risque. Ça a été très mal perçu à l’époque. Et maintenant, les gens se rendent compte que le 2èmealbum (Tin Machine II) est important dans la carrière de Bowie.

Selon vous, les 10 dernières années de sa vie, il a vraiment choisi de se retirer, pour vivre une vie de famille ?
Absolument.  Pour moi, dans le personnage Bowie, il  y a quand même beaucoup de Dorian Gray, « Never get old ». Quand il a eu ses problèmes cardiaques, pendant deux ans, il a été question qu’il revienne. Selon moi, c’est là, qu’il s’est dit : « peut-être que j’ai un peu trop tiré sur la ficelle et je vais me recentrer sur ma fille pour être plus présent que je n’ai pu l’être pour mon fils. »
Après, quand un grand communiquant arrête de communiquer, ça se remarque. Il y a eu plein de rumeurs pendant cette période auxquelles il n’a pas réagi.
Mais c’était une volonté de vivre seul.
Il avait un truc très marrant : il se baladait à New-York en disant qu’il partait avec son « garde du corps » et c’était une casquette qu’il mettait, des lunettes, et il allait dans la foule. Toujours en contact et c’est pour ça qu’il a pu être précurseur de tendances.

Comment expliquez-vous qu’on soit si touchés par sa mort, pourquoi, comme Jérôme Soligny (musicien, écrivain, journaliste à Rock & Folk et biographe de Bowie) le dit, « en partant, il nous a envahis » ?
On se rend compte qu’on est obligé d’avoir un pan de vie qui est lié à lui.
Il a été précurseur d’un tel mouvement, et pas seulement dans la musique ! Tout ce qu’il a initié et qui est rentré dans les mœurs, qui a frappé plusieurs générations… La vie aurait été différente sans lui. Donc, sa disparition est très marquante. Le manque est immense. Je vois peu d’artistes rock qui ne se revendiqueraient pas de lui.
Il était impliqué dans des albums tellement marqueurs, en dehors de sa carrière propre : ne serait-ce que ses productions de Lou Reed (Transformer en 1972) ou Iggy Pop (The Idiot et Lust for Life en 1977) !
C’est un spectre très large qui a touché tout ce qui est rock. C’est le patron quoi…

S’était-il vraiment éloigné d’Iggy Pop ?
Oui. Ils s’étaient très éloignés. Chacun a fait sa route. Mais avec un grand respect mutuel. Iggy a repris Tonight après sa mort. C’était extrêmement émouvant comme tout ce qu’il a dit sur Bowie.
Je me souviens d’une autre anecdote à Toulon avec David : il joue Lust for life (co-écrite par Bowie et Iggy Pop pour son album du même nom) à la balance. Moi, j’étais dans le bureau ; j’arrive en courant. Il explose de rire : « C’était juste pour voir si tu étais là… » 

Propos recueillis par Grégoire Laville

Légende photo :
Alain Lahana a été le tourneur français de David Bowie de 1989 à sa dernière tournée interrompue en 2004, à la suite d’un problème cardiaque. Ici, à la fin des années 90.

A lire aussi
– Interview de David Buckley, biographe anglais de David Bowie
– Intervew de Jérôme Soligny, biographe français de David Bowie  


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