Une silhouette d’éternel jeune homme pétillant d’esprit et de vivacité. Un bourreau de travail jamais à court de projets. Karl Lagerfeld semblait immortel. Il rayonnait sur la mode internationale depuis plus d’un demi-siècle, collectionnait les maisons comme d’autres sont philatélistes et, durant près de 20 ans, fut l’heureux propriétaire du château de Penhoët, à Grand-Champ, près de Vannes.

Les dernières volontés de Karl Lagerfeld – « n’encombrer personnes avec ses restes » – justifient sans doute la réserve des hommages qui lui ont été rendus après sa disparition. L’essentiel de la presse s’est cantonné à l’assommante évocation de son immense fortune, ainsi qu’aux spectacles grandioses organisés pour la maison Chanel. Rien ou si peu sur sa culture encyclopédique propre aux enfants de la grande bourgeoisie éduquée dans les années 30, pas davantage sur sa légendaire courtoisie, non plus sur sa générosité diluvienne et, pour clore le ratage, absence totale quant à ses talents de dessinateurs (son trait automatique si particulier) et son génie de visionnaire multiple : Chloé, puis Fendi, enfin Chanel avec qui il avait signé un contrat à vie.

Collectionneur de pied-à-terre

Karl Lagerfeld laisse l’image d’un homme secret. Pas d’enterrement. « Plutôt mourir ! », disait-il avec humour. Pas de cérémonie non plus. Il était là. Ne l’est plus. Son adresse post-mortem ressemble à n’en point douter aux multiples résidences qui firent sa légende immobilière : discrètes bien qu’excessives. D’abord un magnifique appartement parisien le long du sélect quai Voltaire. Puis une villégiature sur les hauteurs de Biarritz. Un loft new-yorkais à faire pâlir Donald Trump. Citons également la Vigie, plus belle villa de Monaco dont Rainier III lui avait offert l’usufruit à vie. Au début des années 90, il s’offrit une demeure d’exception d’inspiration romaine dans le très chic quartier de Blankenese à Hambourg, la maison fut baptisée Villa Jako en hommage à Jacques de Bascher, dandy vénéneux qui fut son grand amour de 1972 jusqu’à sa mort en 1989. Puis ce fut un pied-à-terre berlinois acheté après la chute du Mur mais revendu très vite faute de s’y rendre suffisamment. Et, parmi ces acquisitions, il y eut le château de Penhoët à Grand-Champ, dans le Morbihan.

Penhoët est acheté aux enchères sans assister à la vente

Ne confondons pas le domaine de Penhoët de Grand-Champs (56) avec son homonyme d’Avessac en Loire-Atlantique (44), ce dernier étant l’ancienne propriété de Régis-Marie-Joseph de la Garnache, marquis de l’Estourbeuillon, célèbre régionaliste breton qui fut le grand ami de Charles Le Goffic et Anatole Le Braz. Non. Celui dont il est ici question est bien sur la terre morbihannaise de Penhoët, siège de l’ancienne seigneurie éponyme, acheté aux enchères par Karl Lagerfeld en 1974. Ses propriétaires successifs furent les familles d’Arradon, Drouet et Blévin ; ce sont d’ailleurs les Blévin de Penhoët qui construiront le château sous sa forme actuelle de grand manoir autour de 1756 – personne ne sait si la date gravée sur le fronton atteste du début ou de la fin des travaux. Les jardins sont quant à eux attribués à Le Nôtre, ils jouxtent une chapelle privée dédiée à Notre-Dame, et une orangerie.

Lorsque Karl Lagerfeld s’offre Penhoët, l’état du domaine est affligeant. Le bâtiment, les communs et le parc sont à l’abandon. Cet achat n’est rien d’autre qu’un caprice pour le couturier, une nouvelle demeure à restaurer, à décorer, réinventer. Afin d’engager une réfection, puis une décoration et un ameublement aussi authentiques que possible, Lagerfeld se procure divers documents d’époque illustrant l’état original des bâtiments avant d’entreprendre les travaux. Son ami Patrick Hourcade fouille partout, en premier lieu les archives de l’hôtel Drouot à la recherche du dossier de vente.

Des embellissements dignes d’un Versailles breton

Au début, le nouveau châtelain fait de brefs et fréquents séjours à Penhoët. Il arrive dans l’après-midi et dort sur place avant de rejoindre la capitale le lendemain matin. Plusieurs allers-retours seront nécessaires à l’inspection exhaustive du domaine. Karl Lagerfeld commande une maquette du château pour mieux visualiser les modifications qu’il envisage, parmi lesquelles l’ajout d’une aile Est et de sa jumelle côté Nord, permettant ainsi de créer une cour intérieure close. Lagerfeld dessine, fait des croquis, travaille sur des plans de rénovation qu’il élabore lui-même ; il les soumet ensuite à ses amis puis demande à un cabinet d’architecture de prévoir divers extensions pour les jardins et les dépendances.

Passionné par l’art du XVIIIème siècle, l’achat de Penhoët le plonge dans d’innombrables investigations culturelles relatives à l’architecture, la peinture, la porcelaine et la mode de cette époque. Tout cela prend du temps et ce n’est qu’à partir de 1977 que les rénovations extérieures débutent par la remise en état des jardins à la française, des fontaines et jets d’eau sur les terrasses, et du bassin ornemental circulaire. Le couturier installe sa mère au château, Elysabeth Bahlmann qui, à la fin de sa vie « ne portait que du Sonia Rykiel parce qu’elle trouvait que tout ce que je faisais était moche » (sic). Cette femme de la haute société hambourgeoise est la fille d’un magistrat prussien. Karl la loge avec une gouvernante qui veille sur elle, ce qui ne le prive en rien d’inviter à Penhoët des amis le week-end et, pour davantage de tranquillité, il fermera le domaine par un mur élevé côté Sud. Auparavant, le manoir était visible de l’extérieur ; il se dérobe désormais aux regards.

La reine mère d’Angleterre en visite à Penhoët

Dans son pied-à-terre, loin du tumulte parisien, Karl Lagerfeld convie et reçoit également des têtes couronnées. La visite de la reine mère d’Angleterre en juin 1990 sera un des épisodes notables du village. Les habitants de Grand-Champ s’en souviennent encore. Elizabeth Bowes-Lyon (mère de la reine Élisabeth II) et sa cour avaient pris le thé dans le parc submergé de fleurs pour l’occasion. Le livre d’or communal témoigne d’une dédicace précieusement conservée en mairie.

Le château sera vendu après le décès de sa mère

Elysabeth Bahlmann est décédée à Penhoët. Il arrivait aux habitants de la croiser chez le coiffeur dans le bourg de la commune. Ceux qui l’ont connue en gardent un excellent souvenir. Pareillement de son fils, « un homme discret, simple et généreux », entend-on aujourd’hui dans les rues de Grand-Champ. Il est vrai que Karl Lagerfeld envisageait la générosité comme un devoir d’élégance. Certains évoquent avec nostalgie une somme substantielle gracieusement offerte pour la création d’une bibliothèque municipale. Rien de surprenant de la part d’un homme pour qui l’achat de livre était compulsif, véritable névrose irrépressible qui le mènera à posséder la plus grande bibliothèque privée d’Europe, constituée à ce jour de 300.000 volumes.

Entre temps, Jacques de Bascher qui venait à Penhoët avec ses amis déjantés lorsque le maître-châtelain n’y était pas, Bascher son grand amour, est décédé. Deux disparitions dont Karl Lagerfeld ne se remis pas. Il prit du poids jusqu’à la décision d’un régime drastique qui lui permis de se réinventer à travers une silhouette longiligne. Sa nouvelle allure en fit l’un des hommes les plus photographiés au monde. Il avait revendu Penhoët dans les années 90 pour, dit-on, régler sa dette vis à vis du fisc français. Et si cela n’avait été qu’un prétexte ? S’il avait plutôt définitivement voulu tourner la page. Le château nourrissait l’image d’une mère adorée dont-il prolongea l’existence autant que possible, et de son cher Jacques, lui aussi tout entier maintenu en vie par le souvenir de Penhoët à l’époque d’un bonheur désormais révolu.

Jérôme ENEZ-VRIAD
© Mars 2019 – Bretagne Actuelle et Jérôme Enez-Vriad

Principaux crédits : Le mystère Lagerfeld, de Laurent Allen-Caron (Fayard) – Beautiful People, de Alicia Drake (Denoël) – Merci Karl, de Arnaud Maillard (Calmann-Levy) – Yves Saint-Laurent – Biographie, de Laurence Benaïm (Grasset) – Jacques de Bascher : Dandy de l’ombre, de Marie Ottavi (Séguier) – Elizabeth, la Reine-mère, par William Shawcross (Philippe Rey)

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