Tous les Bretons se souviennent de l’Amoco Cadiz. 230.000 tonnes de pétrole échouées sur plus de 360 km de littoral. L’une des pires catastrophes écologiques de l’histoire. C’était-il y a 44 ans.

Jeudi 16 mars 1978. Au petit matin d’une forte tempête soumise à de violentes rafales nord-ouest, le supertanker libérien Amoco Cadiz est victime d’une avarie de gouvernail ; il dérive depuis le milieu de la nuit et s’approche dangereusement des côtes d’Ouessant. Un remorqueur basé à Brest, Le Pacifique, propose ses services, mais l’armateur du pétrolier discute les tarifs et perd du temps avant d’accepter une tentative de remorquage infructueuse. Malmenés par la météo et pris dans les courants, les deux bateaux cabotent trop près des terres. En fin de journée, l’Amoco Cadiz s’éventre sur les hauts-fonds de Portsall et déverse sa cargaison dans la Manche : 230.000 tonnes de pétrole brut.

« C’était inconcevable ! J’en ai pleuré. Personne n’avait jamais vu ça. Ni mon père. Ni mon grand-père. J’étais le premier sur trois générations. L’un des pires souvenirs de ma vie. »
Erwan S. – Plougerneau

La catastrophe rappelle celle du Torrey Canyon qui, le 18 mars 1967, avait déversé 120.000 tonnes de pétrole le long des Îles Sorlingues à la pointe sud-ouest de l’Angleterre. La marée noire avait ensuite traversé la Manche avant de rejoindre les côtes bretonnes trois semaines plus tard. Les souillures d’hydrocarbure s’étalèrent de Paimpol à Morlaix. Un drame écologique toutefois incomparable avec le cataclysme de l’Amoco Cadiz ! Cette fois, l’ampleur est sans commune mesure. Dès les premiers jours, la pollution pénètre les fonds marins en profondeur. Vingt-cinq millions de coquillages sont étouffés et vingt mille oiseaux meurent asphyxiés dans d’effroyables souffrances. Les images de goélands agonisant ailes ouvertes dans le goudron choquent le monde entier. Toute une génération de Bretons restera traumatisée à vie par ce qu’ils verront.

« Chaque bénévole nettoyait un ou deux oiseaux par jour maximum, tant leur plumage était souillé, irrécupérable. Les pauvres bêtes se comptaient par milliers. Elles nous regardaient comme des chiots suppliant qu’on leur vienne en aide. Même les mouettes, d’ordinaire si farouches et agressives, se laissaient faire. J’avais dix-neuf ans. Quarante ans plus tard, j’en fait encore des cauchemars. »
Gwenaëlle A. – Lampaul-Plouarzel

« Le pire c’était les oiseaux et les phoques. On les nettoyait tout en sachant qu’ils mourraient. A l’époque on n’euthanasiait pas ces animaux. Ils agonisaient dans des souffrance indicibles. Les oiseaux battaient des ailles jusqu’à épuisement et les phoques gémissaient. Plus on nettoyait, plus il en arrivait. J’ai longtemps cherché un mot pour décrire ce que j’ai vu, mais je n’en ai pas trouvé de suffisamment fort. »
Gilles L. – Vétérinaire bénévole sur une plage souillée

Bénévoles… Cultivateurs… Pêcheurs… Pompiers… Militaires de carrière et appelés … Professionnels du tourisme… Sauveteurs… Vétérinaires… 35.000 hommes pataugent dans le goudron trois mois durant. Les protections mises en place se révèlent dérisoires face à l’ampleur du drame. De nombreux barrages – qui eussent pu être efficaces en Méditerranée ou sur le littoral Atlantique – sont emportés par les vagues… Les rochers nettoyés sont de nouveau souillés lorsque la marée remonte… Les citernes de récupération débordent car le pétrole contient de l’eau de mer qui s’émulsionne… Malgré un déploiement de matériel lourd, l’unique remède véritablement efficace reste la pelle et le saut. Trois années seront nécessaires pour que le littoral nord-ouest de la Bretagne revienne à un semblant de normal.

« Le pire c’était l’odeur. Ça sentait la mazout jusqu’à dix kilomètres à l’intérieur des terres. Tous les Bretons savent qu’il faut regarder le ciel pour savoir dans quelle direction se trouve la mer ; là il suffisait de suivre l’odeur âcre du pétrole. »
Gaël W. – Landéda

« Au début de l’automne, plus de six mois après la catastrophe, nous retrouvions encore à chaque marée des « boudins » de mazout sur les plages de Paimpol, à cent cinquante kilomètres du naufrage. »
Monique I.J. – Paimpol

Le procès contre l’Amoco Cadiz s’ouvre le 5 mars 1982 à Chicago. Quatre ans furent nécessaires aux avocats américains afin d’étudier chaque dossier et en accepter les demandes d’indemnisation. Il faudra encore deux longues années pour qu’enfin, le 18 avril 1984, le juge fédéral prononce la sentence tant attendue : « La société de transport Amoco est coupable et devra rembourser les dégâts. » S’ensuit la seconde phase du procès, destinée à fixer le montant des indemnités. L’ensemble des parties civiles – l’État français, un Syndicat Mixte regroupant quantité de communes et villes bretonnes, auxquelles s’adjoignirent les marins-pêcheurs, ostréiculteurs et hôteliers lésés – réclame la somme phénoménale d’un milliard cent trente millions de Francs, soit l’équivalant d’environ six-cent millions d’Euros actuels. Enfin ! Le 27 avril 1992, au terme d’une procédure fleuve sujette à de nombreux appels, le jugement est rendu : les plaignants reçoivent la totalité des montants sollicités, soit deux-cent-vingt millions de francs pour le Syndicat Mixte et un milliard trois cents millions pour l’État.

« La mer n’avait plus de ressac. Elle était à ce point lourde de pétrole qu’on se croyait dans une toile de Magritte ou de Dali. Il semblait possible d’en soulever les bords, un peu comme on le fait avec une nappe pour voir dessous. Une nappe noire ! C’était à la fois un film surréaliste et un film d’horreur. »
Ange-Marie – Saint Pabu

« On en voulait beaucoup aux journaliste qui, chaque jour, annonçaient des quantités de mazout moins importantes que le veille, sans dire qu’elles s’ajoutaient à celles qui étaient déjà-là. »
Stéphane M. – Étudiant bénévole au nettoyage des plages

Un homme parmi d’autres opposa une lutte impérieuse autant qu’impériale face au géant Amoco. Son nom ? Alphonse Arzel. Cet agriculteur discret, maire de Ploudamézeau (29), se fit connaitre en incarnant la défense des intérêts de sa commune et de celles dont les côtes furent souillées. David contre Goliath…  Pot terre contre pot de fer… Alphonse Arzel créa le Syndicat Mixte de Protection et de Conservation du Littoral Nord-Ouest de la Bretagne (devenu Vigipol en 2000) et mena le combat qui aboutira à la condamnation de la multinationale. Les Finistériens lui en furent reconnaissant et l’élisant sénateur deux années plus tard.

La catastrophe de l’Amoco Cadiz et la bataille acharnée d’Alphonse Arzel facilitèrent la mise en place d’un système de surveillance et de contrôle par radars des bateaux à risque circulant dans la Manche. Plusieurs mesures furent prises, entre autres celles concernant l’amélioration des fameux « rails d’Ouessant ». Les pétroliers et autres navires transportant des produits chimiques ne peuvent désormais naviguer à moins de 40 km des côtes Bretonnes, et doivent emprunter des couloirs de navigation à sens unique limitant les risques de collision. Ces fameux « rails » représentent aujourd’hui l’un des passages maritimes les plus fréquentés au monde.

«  C’est la Shell qui avait affrété le bateau. Ni moi ni mon père n’avons depuis fait le plein dans une de leur station. De ma vie, je n’irai jamais chez Shell et j’ai interdit à mes enfants d’y aller dès leur première voiture. »
Loïc V. – Le Conquet

L’Amoco Cadiz est à ce jour responsable de la plus grande marée noire due à un naufrage. Les côtes de la Louisiane tiennent, quant à elles, le triste record de la plus importante pollution maritime, avec huit cent millions de litres de pétrole remontés du sous-sol océanique après l’explosion en avril 2010 de la plate-forme de forage Deepwater Horizon. Point commun entre les deux évènements ? L’appât du gain. L’armateur de l’Amoco Cadiz avait tardé à solliciter l’aide d’un remorqueur jugé trop cher. Sur Deepwater Horizon, la British Petroleum (BP) n’avait pas respecté le cahier des charges, jugeant inutile de faire les ultimes vérifications autour du coffrage du puit.

« Ce fuel qui giclait de ton ventre
C’était comme un défi lancé
A l’intelligence du monde
Du monde dit civilisé
Mais ça fait mal la connerie
Sur cent kilomètres allongés
Ce chef d’œuvre de veulerie
Donnait quasiment la nausée »
Alain Barrière – Amoco

L’Amoco Cadiz est une plaie béante dans la mémoire collective bretonne. Son naufrage a inspiré quantité de livres et de films, il est devenu une référence pour les écologistes soucieux de dénoncer les abus d’un capitalisme mondialisé, et l’on se souviendra que le morbihannais Alain Barrière – chanteur fort célèbre à l’époque – avait enregistré un disque pour, lui aussi, crier sa colère. Mais ça, c’était hier ! Un tel naufrage marquerait aujourd’hui le point de bascule vers une véritable révolution. Bonnets rouges et Gilets jaunes exigeraient des comptes plus expéditifs qu’en 1978. Le triste anniversaire de l’Amoco Cadiz rappelle que la Bretagne est un pays fragile dont seuls les Bretons sont garants. En ces temps de mensonges institutionnels, le point en l’air est davantage qu’un acte de bravoure, il faut le lever comme une offensive faces aux nombreuses luttes en cours… en attente… et à venir…

Jérôme ENEZ-VRIAD
© 16 mars 2022 – J.E.-V. & Bretagne Actuelle

Lien connexe : Amoco d’ Alain Barrière
https://www.youtube.com/watch?v=rAx9lv2yfoU

Documentation partielle :

Livres :
– Collection Mémoire de l’humanité : Les grandes tragédies – Éditions Larousse
La catastrophe de l’Amoco Cadiz (rapport enquête sénatoriale) – Hachette littérature
Le drame de l’Amoco Cadiz, de Jean Bulot – Éditions Jean Bulot
L’affaire Amoco, de Yvon Rochard – Éditions ArMen

Bande dessinée :
Bleu Pétrole, de G.Morizur & F. Montgermont – Éditions Grand Angle

Films :
Marée noire, Colère rouge, un film de René Vautier
Amoco Cadiz, la marée noire du siècle, une enquête de Loïck Peyron
Deepwater, un film de Peter Berg

Archives :
– Archives Ouest-France
– Archives Le Télégramme
– Archives émission Thalassa – France Télévision
Le beau combat, documentaire de Jean-François Pahun – France 3
–  L’Ancre An Eor (documentation) – 29830 Ploudalmézeau

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