Tout le monde le pense, tout le monde le sait, Jack Kerouac a des origines bretonnes. Oui, mais lesquelles ? De récentes découvertes révèlent l’histoire de sa famille, celle que l’écrivain cherche à élucider jusqu'’à la fin de sa vie. L’occasion était trop belle de revenir sur cette véritable enquête policière, notamment au moment où le centre Pompidou à Paris rend hommage à la Beat Generation dans une formidable exposition. Pour Bretagne Actuelle, Tiphaine Kervaon s’adresse directement à Kerouac et lui envoie ces quelques lignes en poste restante.

Allez Jack, fais pas la tête.

T’as cherché tes racines en vain, les cimes t’ont retrouvé d’abord, d’accord. Mais t’aurais vite tourné en rond sur cette Terre bien trop petite pour tes visions. Et puis sache quand même que tu étais sur le bon chemin. T’as même frôlé tes origines. Ton dernier voyage en Bretagne, dans ce coin perdu, comment déjà ? Oui, ton dernier voyage en Bretagne aurait été le bon. Mais peut-être qu’il ne fallait pas que tu saches. Peut-être que tu t’es trouvé, que tu t’es créé dans ta recherche désespérée, peut-être que ta liberté n’aurait souffert aucune attache. Maintenant on peut te le dire. Ton nom c’est ton histoire et c’est en Bretagne qu’elle a commencé. Américain Armoricain ? Ça et le reste ! T’étais universel avant de virer substantiel, et barré au ciel avant de devenir amère loque, c’est aussi bien. T’es plus pénard clochard céleste, crois-moi.

Il faut dire qu’en grand frère de la Beat Generation, père de la prose spontanée, de la jazzy poetry, en enfant sacré-maudit de la contre-culture, t’as attiré dans ta famille un paquet de génies mais autant de beaux parleurs. Te voilà idole impie pillée sans répit depuis que t’as jeté l’encre sur ton rouleau de 36 mètres, depuis que sur ta route on fait pousser des parcmètres. Tu voulais plaire mais certainement pas comme ça, pas en fichu maître à penser. « I have nothing to offer anyone but my own confusion », tu disais.  Mais ta confusion, ton regard point d’interrogation, tes carnets vagabonds sont précisément ce qu’on met aux enchères, ce qu’on vandalise d’étiquettes, ce qu’on commercialise pour, oh l’ironie, une armada pseudo-hippie.

Je voudrais te dire qu’on ne te trahit pas tous, je voudrais te dire que moi c’est pas pareil, mais tu parles. J’ai lu tout de toi avant d’ouvrir enfin Sur la route parce que, tu vois, sur la couverture de tes livres, il y a l’affiche de cinéma. Par respect pour toi je ne respectais pas tout ce foin autour de ce livre, même si je savais qu’il m’attendait. Et puis un jour je suis tombée sur la couverture que tu avais toi-même travaillée pour coiffer ton livre et je n’ai pas résisté. Je me suis imprimé ma propre version, avec ton illustration en couverture. Puis je t’ai lu jusqu’à saisissement, épuisement, ressassement, trop aimé, mal aimé comme les autres.

Je pourrais partir demain sur tes traces, de New York au Nevada et jusqu’au Mexique si je n’étais pas sûre d’y trouver des panneaux touristiques et des milliers de Sal, de Dean décalqués, insipides et pas plus intrépides que moi. Bagages en soute, carte bancaire en poche, on voyage en voyeurs : nos seuls petits boulots de vagabonds de luxe, c’est de trouver l’auberge pas chère derrière les hôtels chics.

Voilà pourquoi on vit dans tes lignes, Jack. C’est trop essentiel. A travers tes périples de fauché génial, tes truculents frères d’univers, trimards, trimeurs, tricheurs, à travers le ventre de l’Amérique disséqué par tes mots 70 ans plus tôt, ces infinis grandioses épousés par ta prose, à travers ta frénésie d’enfant lunaire et derrière la civilisation mécanisée, on entrevoit la flamme qui danse. Dans ta quête d’origines t’as tout foutu en l’air, transcendé la misère, dépouillé les racines de l’univers, et tout est devenu limpide : l’essentielle errance pour capter sa place dans l’immense, l’intensité de l’instantané, l’immédiateté comme absolue liberté, comme résistance apaisée.

Quand je pense que de nos jours on se géolocalise pour ne pas se paumer. Jack, tu le crois ça ? Dans ce monde où tout est indiqué, balisé, fouillé jusqu’à la moelle, c’est la machine à dérouter qu’il fallait inventer ! On n’arrive plus à se perdre ici, y’a trop d’issues et dans ta langue comme dans la mienne, c’est un problème.  La désobéissance et l’ivresse sont désormais des expériences qu’on lichotte contre finance, raisonnable transe puis, vite, reprendre sa case dans le grand jeu de société.

Il reste heureusement des endroits que l’homme ne pourra jamais maîtriser, des labyrinthes élémentaires qu’aucune carte ne peut dompter. Non loin d’ici, il est un endroit où j’adore me perdre. Sous un chahut bruissant d’arbres légendaires, un chaos ahurissant où serpente une rivière. C’est la forêt d’Huelgoat. Et c’est là d’où tu viens, là où naquit celui que tu traquas sans trêve; Urbain-François Le Bihan de Kervoac. Il fut difficile de le retrouver car il a, comme toi, beaucoup bougé, jusqu’au Canada où tu es né. Et il a brouillé les pistes. Tu appris de ton père et de tes oncles que ton ancêtre, un certain Le Bris de Kerouac, avait migré de Bretagne vers le Canada aux alentours de 1700. Un tel voyage à l’époque ! Pourquoi ? Tu évoques dans Satori ton voyage en Bretagne à la quête des Le Bris : cette piste ne te mène nulle part, cette famille n’ayant aucune connection avec la lignée des Kerouac. Un mystère que le sort t’oblige à accepter : tu découvres que les documents qui t’auraient permis de retracer ton ascendance ont été détruits pendant la guerre.

Un mystère néanmoins mis au clair par les descendants Kerouac désormais au nombre de 300 au Canada et aux USA. Le lien entre ton nom et le village de Kerouac, à 15 km de Quimper, ne faisait pas de doute. C’était à l’époque coutume d’accoler le nom du village au patronyme. Mais pas la moindre trace de Le Bris dans cette région. Il faudra attendre 1999 pour qu’une généalogiste française mette la main sur des documents cruciaux. On retrouve la famille Le Bihan de Kervoac et surtout un certain Urbain, fils d’un riche notaire à Huelgoat et parti pour prendre le relais de son père. Mais en septembre 1720, Urbain fut soupçonné à tort ou à raison d’avoir séduit une femme pour la voler. Pour épargner l’honneur des siens, il choisit de s’exiler en Nouvelle France, au Canada, et s’y fit connaître sous le nom d’Alexandre pour préserver sa véritable identité. Drôle de prénom qu’Urbain pour un nomade comme lui, d’ailleurs. Il ne tint pas en place, explora son nouveau monde, ce sol hier encore vierge de ses pas, gagna son pain en tant que chasseur mais retint surtout l’attention par sa soif d’horizons neufs. « Le voyageur », on le surnomma. C’est le sang breton. Le sang Kerouac, Jack.

Il perdit sa liberté en permettant ta future existence. Il donna un fils à une certaine Louise Bernier qu’il épousa peu après. C’est au moment de signer les registres qu’il introduit et conserva le nom de Le Bris de Kerouac, effaçant toute trace du trop compromettant Le Bihan. 300 ans de confusion suivirent dans la lignée des Kerouac, incapable jusqu’à toi de rétablir ses vraies origines.

Il s’en est fallu de peu, Jack. Urbain ne vécut qu’une trentaine d’années et ton arbre généalogique privé de souche faillit finir en bois flotté. N’eut été ce fils…et ses treize enfants ! De l’arbre sans racines naquit la branche des voyageurs. la plus noble des lignées : enfants du monde sans ses frontières,

Tu aurais certainement découvert tout ça si ton dernier voyage prévu en 1967 n’avait pas été annulé par ton éditeur. A sa demande tu achevas Vanity of Duluoz au lieu de te rendre, comme tu l’avais prévu, à l’Huelgoat…

Eh, ça valait le coup de les écrire ces bouquins. Grâce à eux tu cours le monde plus vite que jamais. Tu es à Paris en ce moment, avec tous tes frangins, ta lost (and found) generation. Ginsberg, Cassady, Burroughs, Ferlinghetti, Corso, Snyder… Ils sont tous là, remplis d’une intense conviction. Le centre Pompidou vous expose explosés. C’est grand et je crois bien que ça te plairait.  Ils ont cassé les murs du temps et de l’espace, détruit les cloisons entre les arts, bref, ils ont brisé les codes pour que s’agite pleinement le mouvement que vous avez lancé. Vous avez mis un tel élan dans votre dérive volontaire que le courant vous porte encore, nous porte encore et on comprend que c’est le futur dans ce rétroviseur, que la Beatitude n’a pas engendré que des béatitudes, a ouvert de nouvelles voies que les jeunesses explorent, une Beat regeneration que cette rétrospective honore. Il faut plus que de l’audace pour monter un truc pareil. Qui sait traduire comprend la langue. Espérons qu’elle recevra les regards de tes héritiers spirituels, de ceux qui ne cherchent pas, surtout pas le sens de la vie – si la vie avait un sens, on serait vraiment en prison – mais la vie dans tous les sens. « One’s destination is never a place but rather a new way of looking at things » (Henry Miller)

Tiphaine KERVAON

Exposition Beat Generation au centre Pompidou à Paris
Jusqu’au 3 octobre 2016 de 11h00 à 21h00 – Nocturne jusqu’à 23h tous les jeudis soirs

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