Un mois après la disparition de Philippe Pascal, chanteur de Marquis de Sade, nous avons rencontré le guitariste Frank Darcel, qui a cofondé le groupe il y a plus de 40 ans, avant qu’il ne soit reformé en 2017. L’occasion d’évoquer la disparition de ce chanteur incomparable, cette formation étonnante à plus d’un titre et le nouvel album qui était en cours d’enregistrement. L’occasion également de revenir sur la carrière protéiforme du guitariste, producteur et écrivain breton, qui a sorti cette année un quatrième roman noir Vilaine Blessure, sélectionné pour le prix du Festival Polar de Cognac et prix de la Ville de Carhaix, et qui est indéniablement l’une des bonnes surprises du roman noir en 2019.
Tout d’abord, comment réagissez-vous à la disparition de Philippe Pascal ?
Dans le groupe, on a encore du mal à concevoir cette disparition brutale de Philippe. La reformation de Marquis de Sade avait jusqu’ici été un parcours presque magique. Retrouver toutes ces sensations de notre jeunesse, et la passion d’un public élargi intacte était fantastique. C’est comme si, le 12 septembre, notre adolescence s’était achevée brusquement.
Il y a deux ans, comment s’est passée la renaissance de Marquis de Sade ?
En fait, Patrice Poch, un grapheur rennais, a réussi à nous convaincre de faire ce concert en 2017 à l’occasion d’une exposition sur le groupe, pour laquelle une vingtaine d’artistes avaient illustré chacune de nos chansons par un tableau. Cela devait être un one shot, mais il y a eu une telle ferveur ce soir-là que c’était davantage qu’un concert, un peu comme une messe… On a eu envie de goûter à nouveau à cette drogue… Et on a enchaîné une dizaine de dates en 2018 et 2019, dont les plus marquantes ont été Les Vieilles Charrues, L’Opéra de Strasbourg, un concert en club à Petit Bain à Paris, ou encore Mythos à Rennes, qui aura été notre dernier concert. Un concert à Mythos qui était probablement un des meilleurs que nous ayons jamais donné, c’est pourquoi la disparition de Philippe est aussi triste que surréaliste. Fin août, nous avions eu une réunion entre les quatre membres historiques pour signer un protocole d’accord qui scellait pour nous la récupération de nos deux premiers albums, ce qui était une belle victoire après deux ans de bataille juridique. Philippe en était très satisfait également et nous avons ensuite passé en revue quelques musiques qui venaient d’être enregistrées. Philippe a commenté un titre sur lequel il imaginait une fanfare de type mitteleuropa avec un texte qu’il aurait parlé. Il nous a redit qu’il trouvait superbes les guitares enregistrées à New York, puis m’a demandé d’explorer un ou deux nouveaux thèmes qui auraient renoué avec l’esprit « Nacht und Nebel », ce que j’étais en train de faire quand j’ai appris la terrible nouvelle. Bien sûr cette histoire d’album passe au second plan maintenant, et nous mettrons du temps avant d’imaginer ce que nous pourrons faire de ces titres.
Comment s’étaient passées les retrouvailles des protagonistes du groupe en 2017 ?
C’était assez curieux parce que nous avions eu entre temps des parcours totalement différents. Éric, le batteur, avait un peu laissé tomber la musique : il est cadre dans l’administration pénitentiaire. Thierry, le bassiste, a fait une longue carrière d’ingénieur en informatique. Philippe avait continué la musique avec Marc Seberg et poursuivi son aventure en duo avec Pascale Le Berre puis Blue Train Choir, mais ces dernières années il était moins impliqué artistiquement. En ce qui me concerne, je suis resté dans le milieu musical en gros pendant ces quarante années. En produisant Etienne Daho dans les années 1980, ou Alan Stivell, James Chance et Nolwenn Korbell au 21e siècle… Sans oublier les années 1990 où j’ai travaillé essentiellement au Portugal et produit des artistes locaux tels Paulo Gonzo et les groupes GNR et Quinta do Bill. J’ai aussi fait de l’édition musicale, avec Pascal Obispo, le musicien cap verdien Tito Paris ou le groupe rennais Montgomery. Quoiqu’il en soit, le soir des retrouvailles avant la reformation, à La Paix à Rennes, il flottait un parfum de voyage dans le temps… Et on allait faire face à un sacré défi…
Quels étaient vos projets pour le groupe ?
L’album (qui devait sortir en avril 2020 ndlr) était donc en cours d’enregistrement. Les rythmiques étaient finies et nous avions enregistré des prises à New York en mai et juin avec des invités comme Richard Llyod de Television, James Chance ou encore Ivan Julian, ex Voidoids. Je suis très lié par ailleurs avec Tina Weymouth et Chris Frantz de Talking Heads, qui ont joué sur un titre avec Republik il y a trois ans, et ils m’ont aidé dans les contacts avec Richard Lloyd. Ils m’ont mis en relation également avec Peter Katis (The National, Interpol, etc.) qui aurait dû mixer. Ce qui a facilité les choses avec Tina depuis le début, c’est qu’elle est bretonne par sa mère, elle est même une descendante d’Anatole Le Braz… On se voit donc aussi en Bretagne, et pas plus tard que dimanche dernier.
Tous ces invités nous ont permis d’instiller un peu de ce son new yorkais qui nous a tant influencé quand nous créions Marquis de Sade. C’est une sorte de boucle temporelle qui se met en place car, ayant de la famille émigrée aux Etats-Unis et en particulier à New York, j’ai passé l’été 78 à travailler chez un oncle américain. J’étais livreur dans la journée à Manhattan et je passais toutes mes soirées dans des clubs comme le Max’s Kansas City, le CBGB ou le Hurrah’s où j’allais voir jouer ces musiciens qui participent maintenant, pour certains, à notre disque. Ce sont bien ces groupes-là : Television, Talking Heads, Suicide, Voidoids, Feelies qui m’ont donné l’envie d’aller plus loin avec Marquis de Sade ensuite et d’arrêter finalement les études. Je me souviens que pendant cet été passé à New York en 1978, j’envoyais des cartes postales à Philippe et à Richard Dumas. Je leur disais quel groupe j’avais vu la veille, que j’avais bu une bière avec Joe Ramone, ou encore que j’avais donné un 45 tours « Air Tight Cell » à David Johansen, mais qu’il me l’avait rendu après l’avoir dédicacé. Je faisais le malin quoi… Au retour, on a récupéré un cinéma désaffecté pendant un mois pour répéter, et c’est la que le son du groupe est vraiment né. Marquis de Sade est donc un groupe presque newyorkais…
Est-ce que ce son de Marquis de Sade avait évolué pour cet album en cours ?
En ce qui concerne la plupart des nouveaux titres, cela reste construit « à la Marquis de Sade » ; il y a cette même manière d’aborder les chansons à la base. Sans se soucier des codes, même s’il y a une ou deux balades un peu plus classiques peut-être. Je pense par ailleurs que nous jouons beaucoup mieux qu’à l’époque, y compris pour ceux qui avaient arrêté la musique depuis un moment, parce que nous nous sommes mis à travailler très dur depuis le concert de reformation.
On ne peut pas nier cependant qu’en 40 ans, il s’est passé des tas de choses formidables dans le rock. Certaines des compositions en tiennent donc compte. Mais comme nous l’avons toujours revendiqué, nous n’avons jamais été des copieurs, nous gardons seulement les oreilles ouvertes…
Dans ma manière de jouer de la guitare, j’ai évolué, c’est plus complet maintenant, mais il reste ces riffs sur deux cordes avec un bourdon, qui étaient la marque de certains morceaux du groupe à l’époque, comme « Skin Disease » ou « Who Said Why ? ». J’utilise sinon plus d’effets maintenant, alors que j’étais plutôt dans la ligne claire à l’époque. Dans cet album, il y a bien sûr ces évolutions mais cela reste cohérent musicalement avec l’univers Marquis de Sade des débuts.
Pour revenir à l’écriture, qu’est-ce qui vous a donné l’envie de vous atteler au roman policier ?
J’avais écrit il y a quelques années un premier roman noir Voici mon sang, après mes deux premiers romans chez Flammarion. Ce livre était sorti aux Éditions de juillet, qui était également l’éditeur de l’ouvrage collectif : ROK, 50 ans de musique électrifiée en Bretagne. Cette encyclopédie, a nécessité un travail colossal. Il y avait près de cinquante auteurs par tome : des écrivains, des journalistes, des musiciens, des universitaires et cela a très bien fonctionné. Ces ouvrages ont même servi de base ensuite à des thèses d’étudiants en sociologie…
Quand on écrit un roman policier faut-il se laisser porter par l’intrigue au risque de se confronter à une histoire sans fin ?
J’ai eu une activité musicale très chargée ces cinq dernières années, de fait j’ai mis quatre ans à écrire Vilaine Blessure. J’ai décidé de me lancer dans cette histoire parce que la musique est une maitresse très exigeante et j’ai considéré que l’écriture allait être une bouffée d’oxygène, une échappée belle. C’est un roman choral et, au fil du temps, tous ces personnages sont devenus comme une deuxième famille. J’étais content de les retrouver après les séances de studio ou les concerts, de découvrir qu’ils commençaient à avoir leurs propres désirs et qu’il n’était plus possible de leur faire faire n’importe quoi… C’est la magie de l’écriture et j’en oubliais de terminer l’ouvrage. À un moment, j’ai senti que les pistes de résolution se faisaient jour et qu’il était temps de mettre fin à cette saga : je ne pouvais pas garder tout ça pour moi, il était temps d’en faire un livre… Je ne savais pas par contre que cela ferait six cents pages. En tout cas, je suis heureux des très bons retours de lecteurs et des critiques, du prix qui me sera remis à Carhaix le 26 octobre, et de cette sélection pour Cognac bien sûr.
Le livre n’est pas seulement centré sur Rennes mais la ville est un personnage important.
J’avais au départ l’envie d’écrire une histoire avec plusieurs intrigues qui s’entremêlent, et qu’il y ait beaucoup de données médico-légales et scientifiques. Comme si je me lançais un défi : allez, résous donc ça maintenant ! Pour que ce soit malgré tout cohérent et le plus réaliste possible, j’ai fréquenté pas mal de policiers rennais. Je fais de la politique (Frank Darcel est président de Breizh Europa qui milite pour une Bretagne autonome dans une Europe fédérale ndlr) donc je m’intéresse à tous les secteurs de la société. Je connais des policiers à Rennes depuis un moment et on m’a présenté un enquêteur de police, Patrick Jézéquel, qui venait de prendre sa retraite et qui est un grand lecteur de romans noirs. Il m’a conseillé tout au long de l’écriture et permis de visiter le commissariat. J’ai ensuite revu certains policiers qu’il m’avait présentés, des agents des stups dont les anecdotes ont parfois nourri le livre.
J’ai pu également rencontrer par des liens familiaux un officier de l’IGPN (Inspection Générale de la Police Nationale) qui m’a bien aidé, mais n’a pas voulu être cité dans les remerciements sous son véritable nom, ce qu’on peut comprendre… Et je connaissais un agent de la Brigade anti-criminalité (BAC) depuis très longtemps : je me suis nourri aussi des récits qu’il m’a faits. Ce qui ne veut pas dire bien sûr que c’est un livre qui défend la police de façon générale, le récit ne s’articule pas autour d’un tel point de vue, mais ces contacts m’ont permis d’être le plus réaliste possible quant à l’activité professionnelle de certains protagonistes, autant que de comprendre leurs questionnements en tant que citoyens, et les retombées de ce métier sur leur vie civile. Il y a par ailleurs un procureur en retraite et un juge d’instruction qui ont accepté de me relire, ce qui était important pour que toutes les procédures soient correctement décrites.
Pour ce qui est de Rennes justement, ce n’était pas une priorité d’y situer l’action au départ, mais en mêlant autant d’intrigues et de personnages, je me serais mis un handicap si j’avais choisi un cadre que je ne connaissais pas sur le bout des doigts. Rennes est la ville que je connais le mieux au monde et il est devenu logique que l’action s’y déroule. Mais si c’est le choix de la raison au début, je me rends compte que l’histoire m’a permis au final de déclarer ma flamme à cette ville dans laquelle j’ai vécu tant de choses exceptionnelles, mais qui m’a déçu aussi ces dernières années surtout à cause de la gestion hasardeuse de l’espace public par l’équipe municipale en place ou encore du sous-équipement en salles de concert de qualité. Une vraie relation amoureuse quoi…
Il y a sinon une petite partie qui se passe à Paris, quelques incartades nantaises pour l’héroïne et un dénouement en pays pagan, en nord Finistère. Cela n’en fait pas un roman régional pour autant, et j’ai d’ailleurs mis de côté, le temps de l’écriture, mes opinions politiques autant que faire se peut, et mes penchants musicaux.
Y a-t-il selon vous une spécificité criminelle bretonne ?
Le titre provisoire était Pagan (païen en breton) parce que l’équipe de policiers qui enquête sur différents crimes et délits, réalise très vite qu’elle a affaire à des gens dont beaucoup ont des croyances spiritualistes, New Age ou autres, qui n’ont pas grand chose à voir avec les religions dites révélées. Certains personnages admettent que la Bretagne est un terreau fertile pour ce genre d’expérimentations, et c’est une constatation que j’ai souvent faite ici ; m’étant pas mal baladé du côté des monts d’Arrée et ayant rencontré des personnes mystiques ici ou là. Le livre évoque également le système d’éducation Waldorf Steiner, et il y a longtemps que je m’intéresse à la théosophie et l’anthroposophie, qui constituent la matrice de ce système. J’ai toujours eu un penchant pour les philosophies extrême-orientales, et la théosophie est un syncrétisme entre bouddhisme et diverses autres religions, mis en forme à destination des Occidentaux. Plus jeune, à la lecture de Siddhartha d’Herman Hesse entre autres livres, j’ai ressenti fortement le lien entre croyances celtiques et religions et philosophies extrême-orientales. Ne dit-on pas d’ailleurs que le druide est un avatar du Brahman ? Bon, j’arrête là, le livre n’est pas pour autant un pensum mystique ! Mais c’était là aussi important de bien connaître les théories à partir desquelles certains des personnages construisent leur démarche ou leur délire. Je ne prends pas position dans le roman sur l’enseignement Waldorf Steiner, mais force est d’admettre qu’il y a là des choses très intéressantes. Encore faut-il croire en la réincarnation… Ce qui personnellement me semble une hypothèse très plausible, et excitante…
Est-il possible d’aborder en quelques mots l’intrigue ?
Plusieurs intrigues se chevauchent et vont finir par plus ou moins se rejoindre au travers du ressenti autant que des analyses de l’héroïne, qui est lieutenante de police judiciaire. Elle se retrouve concernée par toutes ces enquêtes, au-delà de sa profession, parce qu’elle a un poste d’observation privilégié sur tous ces événements du fait de son hypersensibilité, et d’une intuition exceptionnelle que devine en elle son supérieur. Elle ne souscrit pas à cette notion d’intuition, mais préfère échafauder et déconstruire les hypothèses en fonction de théories assez éloignées du travail habituel des policiers. Elle a de fait la particularité d’être entrée dans la police après avoir passé une maitrise de sociologie et une licence de psychologie. C’est un parcours assez atypique en complément de l’école de police et elle analyse ce qui se passe autant avec son bagage d’universitaire que d’enquêtrice. Ce qui fait probablement l’originalité de Laure Jouan, sans compter qu’elle doit en parallèle lutter contre les séquelles d’un traumatisme adolescent, dont une des enquêtes se fait l’écho.
L’intrigue principale, c’est la disparition de deux enfants dans les quartiers chics de Rennes, du côté du boulevard de Sévigné. Là où un couple de parents est justement adepte de l’anthroposophie. Les voisins sont des catholiques intégristes, et l’enquête se trouve compliquée par la défiance qui existe entre ces différentes familles. En parallèle, il y a un violeur qui sévit en ville et qui a un modus operandi extrêmement sophistiqué, qui lui permet de garder en captivité ses proies féminines pendant plusieurs jours, période pendant laquelle elles subissent des agressions physiques mais aussi chimiques, sous l’influence de cocktails de molécules savants. C’est une enquête qui est confiée à un collègue de Laure, mais elle ne pourra s’empêcher d’empiéter sur le travail des autres services, du fait qu’elle se sent concernée au plus haut point par cette affaire.
Est-ce que ce sont des affaires inspirées de faits réels ?
J’ai fait un gros travail de documentation sur tous les cas qui présentent des analogies avec l’histoire, notamment sur les enlèvements récents d’enfants en Bretagne. Le travail sur ces sources a été consciencieux, mais comme le livre a été écrit sur plusieurs années, j’ai dû revoir des passages en fonction de l’actualité parce que parfois cela se télescopait… Au début, quand se produit l’enlèvement des deux enfants dans le récit, un des policiers, lors d’une réunion commune à différents services, dit : « il n’y a jamais eu de plan enlèvement en Bretagne jusqu’ici ». La semaine suivante, dans la vraie vie, se produit un enlèvement place de la mairie à Rennes… Et le plan alerte enlèvement est déclenché, avec succès. Il faut bien sûr réécrire dans ces cas-là. C’est arrivé plusieurs fois ce genre de choses, à tel point que j’ai commencé à me méfier de ce que j’écrivais… (rires)
Pourquoi ce choix du roman noir ?
Je trouve que l’on peut oser plus de choses avec le roman noir. Il y a ce côté ludique d’abord : on joue avec le lecteur, ses attentes, on veut le dérouter, mais il ne faut pas le perdre… Par ailleurs les romans noirs s’écrivent aux endroits où la société a failli, au bout de longs processus parfois, pas seulement là où la police ou la justice se sont plantés. Mais aussi après que le système éducatif ou les services sociaux ont raté leur mission, et éventuellement omis un signalement. Ainsi le roman noir permet une critique sociale plus directe puisqu’il se nourrit des aspects sombres, et inachevés, de cette société. Et puis il nous fait douter parfois : on finit par avoir de la sympathie pour un salaud, par trouver le flic intègre ennuyeux. Avec le roman noir, on peut mettre en désordre les valeurs morales du lecteur plus facilement qu’avec la littérature classique à mon avis. Je ne dis pas que j’y arrive pour ma part, mais en tant que lecteur, certains livres d’Ellroy par exemple m’ont fait entrevoir « ma part d’ombre »…
Y a-t-il des analogies entre le roman noir et l’ambiance rock à Rennes ?
Je ne pense pas non. Pour l’avoir fréquenté toute ma vie, je dirais que le milieu rock est un lieu plutôt sain… Il y a beaucoup d’entraide, de passion, de candeur. Cette envie de retarder le passage à l’âge adulte que je trouve plutôt salutaire. Il y a un peu de drogue et de bière bien sûr, pas plus qu’ailleurs à l’heure actuelle. Par contre, il y a plus de sexe librement consenti à mon avis que dans beaucoup d’autres pans de la société. Donc oui, on peut dire que le milieu rock est sain.
J’ai cependant fait très peu de références au rock dans le livre, et c’est volontaire. Il y a juste dans un bureau d’officier de police une vieille affiche des Transmusicales. Laure écoute de la musique, mais elle a une palette très large et beaucoup plus mainstream que la mienne. Elle aime la chanson « Hello » d’Adèle par exemple…
En tant qu’écrivain comment fait-on pour mêler vie réelle et romanesque ?
Les données autobiographiques sont inévitables, on ne peut imaginer le monde sans soi… Et dans le roman noir, le réalisme nécessaire se nourrit forcément des expériences personnelles autant que de la documentation issue des textes, des reportages et des indispensables rencontres avec des professionnels. Par ailleurs, je trouve intéressant, au travers de certains personnages, de défendre des points de vue qui ne sont pas les miens. Cela permet de mieux cerner la subjectivité de certains raisonnements, et de se jauger en profondeur. Mais il ne faut jamais oublier cependant que dans un roman, à mon avis, le personnage principal est le lecteur.
Un livre dont je serais le personnage principal, c’est-à-dire une sorte de recueil de souvenirs, le moins romancé possible… J’y pense cependant, et j’ai commencé à rédiger quelques chapitres. Je viens d’avoir 61 ans, et s’il n’est pas encore tout à faire l’heure du bilan, je me dis que mon parcours sinueux : tous ces jobs différents, les ports d’attaches changeants, avec professionnellement quelques succès, mais aussi des échecs et semi-échecs (une notion qui me plaît), mes errances, est un rien romanesque. Peut-être que ce cheminement d’un enfant de l’entre-deux siècles raconterait quelque chose du passage du No Future un rien fantasmé et asséné par les punks, au No Future écologique et systémique qui risque de nous mettre la tête sous l’eau assez vite. Ces souvenances d’un jeune homme moderne pourraient être achevées d’ici un an. Ce sera un livre qui relatera également des rencontres amusantes, souvent surréalistes, et parfois dangereuses… De Jean-Jacques Burnel à Ayrton Senna, en passant par Renata Tebaldi ou Afrika Bambaataa, sans oublier quelques brutes anonymes et même un tueur en série croisé dans un bar quelques temps avant son arrestation…
Bon, je tiens ces notes, remonte jusqu’à mes premiers souvenirs, ce qui est un excellent exercice, et je relève ces coïncidences étonnantes parfois, qui se révèlent à l’épreuve du temps. J’ai l’impression de reconstituer un puzzle ; cela remplacera les séances de psychanalyse que je n’ai jamais expérimentées…
Y a-t-il un bon public pour le roman noir en Bretagne et en France ?
Il semblerait. Tout d’abord les Bretons lisent beaucoup d’une manière générale. Il y a des librairies ici qui ont énormément de succès. Dans les villes bretonnes, il y a toujours une ou deux librairies fameuses. C’est la même chose pour les cinémas d’art et essai. Nous sommes une région où les gens vont encore voir un cinéma qui n’est pas forcément commercial, il suffit de voir le succès de l’Arvor à Rennes ou Le Cinématographe à Nantes, voire le Concorde, ou Les Studios à Brest. Je pense que cela va de pair avec l’appétit pour les livres, que l’on retrouve dans le nombre et la richesse des salons du livre par chez nous. Sans parler des festivals de musique…
Le fait qu’il y ait beaucoup de lecteurs induit qu’il y ait proportionnellement beaucoup de lecteurs de roman noir. La Bretagne n’est pas une région où la criminalité est très élevée, pourtant il y aussi ce succès du polar régional ; je ne connais pas bien, mais c’est intéressant cet engouement. C’est pour les lecteurs une manière de se réapproprier leur territoire proche, de lui conférer un peu plus de mystère. Et puis c’est un temps consacré à la lecture quand d’autres passent des heures sur les réseaux sociaux ou à regarder des conneries à la télé, c’est un vrai plus. Cependant, l’écrivain breton le plus lu dans le monde en ce moment est allemand : Jean-Luc Bannalec (alias Jörg Bong) et son commissaire Dupin, dont les romans ont été adaptés pour une série télévisée et qui cartonnent outre-Rhin.
Est-ce que ton roman pourrait justement être adapté au cinéma ?
Je suis en discussion avec un producteur pour l’adaptation de Vilaine Blessure en ce qu’ils appellent une mini-série, sur quatre ou six épisodes. Il y a eu plusieurs réunions déjà, et j’ai reçu une proposition de contrat, mais cela ne veut pas dire que cela va aboutir. Je croise les doigts.
Il y a Vilaine Blessure, et en musique, sur ces dernières années, le groupe Republik d’un côté, Marquis de Sade de l’autre ou encore la production de l’album de Nolwenn Korbell « Avel Azul ». Et puis la politique avec la présidence du mouvement Breizh Europa. Comment fais-tu pour tout concilier ?
Je ne sais pas, quand on aime on ne compte pas… Je ne prends pratiquement jamais de vacances, et je travaille en général tous les jours de la semaine. Mes journées commencent souvent à 5 heures, mais je n’ai pas été comme cela toute ma vie… Cela s’est déclaré au passage de la cinquantaine. Je suis alors devenu workaholic, comme si j’avais peur de manquer de temps ; mais ce rythme me plait. J’ai bien l’intention cependant de commencer à lever le pied à partir de la fin 2020. D’ici là, des projets importants auront abouti probablement, il sera temps de penser à s’organiser différemment. Et peut-être d’aller vivre à la campagne, au moins une partie de la semaine…
Au bout du compte, quelle est la place tenue par l’écriture dans ton œuvre ?
Je n’avais pas sorti de roman depuis 2010, beaucoup de temps d’écriture ayant ensuite été consacré à la saga ROK, aux textes de Republik ou à des communiqués et projets politiques, mais je réalise à nouveau que le roman est une fascinante aventure. De l’autre côté, mon expérience avec un groupe de rock représente pour moi la quintessence de l’aventure créatrice collective. J’y crée un axe à partir de riffs et d’accords de guitare et le batteur amène la pulsion, le bassiste l’assise et enfin le chanteur ou la chanteuse aboutit l’expression. Je trouve important de pouvoir jouer sur ces deux tableaux : aventure créatrice solitaire et démarche collective. Avec la disparition de Philippe, cette autre part de mon activité est bien sûr remise en question.
En dehors du rockeur rennais que reste-t-il de l’enfant de Loudéac ?
Je fais toujours ma première dédicace à Loudéac. Je n’oublie pas que je suis un petit-fils de marchands de bestiaux et d’instituteurs du centre Bretagne. Ce pays, Breizh, je le sillonne énormément pour différentes raisons et je crois pouvoir dire que je suis allé presque partout. La Bretagne est à taille humaine, dans le sens où on peut, au cours d’une vie, visiter presque toutes les villes et villages qui la composent. Au moins y passer une fois. Mais je suis toujours heureux de découvrir encore une crique, une vallée, une colline avec vue imprenable que je ne connaissais pas encore. Ce qui est troublant avec la Bretagne c’est cette impression, et je ne suis pas le seul à la ressentir, qu’elle cherche à me dire quelque chose. Mais il faut bien tendre l’oreille… Il y a beaucoup de parasites…
Ce qui s’est passé vers mes vingt-cinq ans a été très fort, structurant, quand j’ai découvert des livres d’histoire de Bretagne. J’ai été fasciné, et aussi très en colère contre l’Éducation nationale de m’avoir caché tout cela. De m’avoir fait bouffer ce roman national, si cher à François Fillon, Jean-Luc Mélenchon ou encore Nicolas Sarkozy et bien d’autres apparatchiks de cette République, ce tissu de mensonges en ce qui concerne les Bretons, les Corses, les Basques et d’autres, au moins jusqu’à la Révolution, et après en partie… C’est inadmissible.
C’est comme si j’avais découvert soudain que la France était ma mère adoptive, et qu’on m’avait caché l’existence de ma véritable mère, la Bretagne. Je me retrouvais soudain être de l’assistance sociale… Cela peut paraître enflammé tout ça, mais quand on sait la richesse de l’histoire de Bretagne, ses racines qui remontent au mythe arthurien, et plus loin encore, et son lien avec la géographie locale, c’est une véritable hérésie que les enfants d’ici continuent de passer à côté d’une possibilité de se construire mieux, plus solidement qu’en étant des Hexagonaux, presque interchangeables de Marseille à Strasbourg. Mais tout cela est organisé pour que les « élites » parisiennes puissent dormir et profiter tranquillement. Avec ces chaînes de la TNT hexagonales qui émettent dans toutes d’Ile-de-France, comme les radios qui arrosent l’ensemble du territoire, les secrets sont bien gardés et on ne s’inquiète pas plus que ça du fait que l’État investisse à l’année 130 euro pour la Culture par francilien, contre seulement 15 euro en moyenne pour un « provincial ». Heureusement qu’il y a internet qui permet de contourner un peu ce système… Car c’est ainsi dans la plupart des domaines : RATP financée par l’ensemble du pays, grandes écoles cantonnées dans la sempiternelle Île-de-France, comme la plupart des grandes manifestations artistiques ou sportives, etc. Je suis désolé, mais c’est révoltant. Et ça l’est tout autant pour les Marseillais que les Bretons. Cela doit changer.
Pour en revenir à Loudéac : le cœur géographique de la Bretagne, celle à 5 départements, doit battre quelque part entre Ploërmel et Loudéac justement, et c’est quelque chose qu’on peut ressentir. Loudéac, c’est aussi le lieu du début du remembrement catastrophique qui a été entrepris en Bretagne à la fin des années 1960. Un endroit qui a été utilisé comme laboratoire pour l’agriculture productiviste, sous la houlette d’énarques en délire. On avait effacé les talus, abattu tous les arbres. Quand j’étais interne, on devait marcher telle une cohorte infinie sous la pluie, pendant une heure parfois, avant de dénicher un groupe d’arbres encore debout comme but de promenade du jeudi… Il ne restait quasiment que les feuillus de l’antique camp romain, que les Jacobins « remembreurs » n’avaient pas osé raser…
Depuis une vingtaine d’années, les paysans ont reconstruit des talus et ont à nouveau planté des arbres. Même si je ne pourrais y vivre, j’aime retourner à Loudéac. Il y a beaucoup de gens que j’aime bien, et qui me suivent dans mes pérégrinations, dont des anciens professeurs du lycée. Il y a ce bar, « La Chope », dont le décor semble ne pas avoir changé en 45 ans et que je fréquentais, lycéen. Il m’arrive d’aller passer un bout de soirée là-bas et c’est toujours intéressant de porter un regard, depuis une telle vigie, sur son chemin de vie. Récemment, il y avait là des familles de travellers, ces « gitans » d’origine irlandaise que l’on voir dans le film Snatch, et dont quelques-uns sont venus s’installer dans le coin. C’était très pittoresque… La dernière fois, deux jeunes du cru sont venus me voir en me disant que j’avais un sosie dans la musique. Je leur ai dit que j’étais l’original. Ils étaient contents et m’ont donné un disque de leur groupe : Born Idiot. Très bien d’ailleurs. Ils ont raison de se bouger pour leur projet : un groupe de rock est une des plus belles fabriques de rêve qui soit.
Propos recueillis par David RAYNAL
Bibliographie (romans)
Le dériveur – Flammarion (2004)
L’ennemi de la chance – Flammarion (2007)
Voici mon sang – Editions de juillet (2011)
Vilaine Blessure – Le Temps éditeur (2019)