Il existe une géopolitique fort méconnue des câbles Internet. L’enjeu est stratégique. Quasi militaire. En France, trois régions se partagent l’installation terrestre de ces câbles. La Côte d’Azur à destination de l’Afrique. La Normandie pour le Royaume-Uni. Et la pointe de la Bretagne vers le Portugal, les USA ou l’Amérique Latine.

Les routes terrestres ont participé au développement et à la suprématie de l’Empire romain. Puis les routes maritimes ont constitué l’ossature des colonisations britanniques et françaises du XVIIIe au XIXe siècle. Enfin, les routes numériques ont récemment pris une importance géopolitique stratégique. La majorité des câbles maritimes (transatlantiques et transpacifiques)  converge vers les États-Unis, dont le supériorité digitale a pour seuls concurrents la Chine et la Russie ; ces dernières jouissent d’une situation particulière, à l’écart des voies sous-marines qui ne leurs sont pas indispensables, l’une et l’autre constituent néanmoins un pôle numérique essentiel entre l’Europe et l’Asie.

Un enjeu stratégique à l’heure du cyber-espionnage

L’installation câblière au fond des océans remonte à la fin du XIXe siècle. Quelques dates permettent d’en distinguer trois périodes essentielles. La première va de 1840 à 1950, elle est caractérisée par l’essor des liaisons télégraphiques reposant sur des câbles en cuivre. Dès 1869, la Société du Câble Transatlantique Français (S.C.T.F.) pose un câble entre Plouzané, près de Brest et les États-Unis, il rejoint la ville de Duxbury sur la presqu’île du Cap Cod, via Saint-Pierre. Cette installation fonctionnera jusqu’au début des années 1890. En 1870, la même S.C.T.F. relie cette fois la Bretagne depuis Brignogan (Finistère) jusque Salcombe, en Angleterre. Cette liaison via la Manche fonctionnera jusqu’en 1900.

La deuxième période s’étend de 1950 à 1987. Elle correspond au développement du téléphone. Un premier câble est tiré en 1956 par la T.A.T. (Transatlantic Téléphonique Cable System) entre Oban, en Ecosse, et Clarenville dans la province de Terre-Neuve-et-Labrador au Canada. Ce sont en fait deux câbles (un dans chaque sens) comprenant chacun trois sections, dont une centrale de 2.800 km immergée à grande profondeur. Des répéteurs de signaux sont installés tous le 69 km. Leur pose fut réalisée par le navire anglais Monarch pour une mise en service le 25 septembre 1956.

Enfin, la troisième période commence en 1988, lors de l’avènement des câbles en fibre optique. Le premier relira la France au Royaume-Uni. Sa bande passante correspond à 40.000 communications téléphoniques simultanées. Plus rapides que les satellites, ils sont devenus un enjeu géopolitique de premier ordre, tant pour les géants d’Internet à l’heure de la mondialisation, que pour les états à l’heure du cyber-espionnage.

Un maillon essentiel de la société numérique

Le réseau Internet a été conçu par les Américains au début des années 60. La structure choisie était de relier directement les ordinateurs entre eux, selon le principe peer-to-peer (d’égal à égal et sans convergence central), relatif aux travaux de l’informaticien, physicien et mathématicien Paul Baran ; le propos fut la création d’un réseau décentralisé résultant d’interconnexions multiples (entreprises, universités, grandes villes, particuliers, etc.), susceptible de survivre à une éventuelle attaque nucléaire. Il existe plusieurs moyens de transmettre les données : par câble, par satellite, ou via le réseau téléphonique. Une opinion généralement admise est que la majorité des transmissions s’effectue par satellite. C’est une erreur.

Le transport numérique est effectué à 99 % par des câbles sous-marins d’environ 7 cm de diamètre, ils pèsent une moyenne de 10 kg par mètre, leur pause est effectuée par des navires tablier qui assurent aussi la maintenance, principalement des réparations suite à divers ruptures dues aux aléas climatiques : courants, séismes et autres avalanches sous-marines… Mais aussi aux impondérables humains et animaliers, tels les dragages trop profonds de chalutiers, les raclages d’ancres et les morsures de requins … Certaines ruptures résultent éventuellement d’actes de malveillance, pour l’essentiel militaires, nous y reviendront. Quoi qu’il en retourne, chaque fracture a pour conséquence de ralentir le trafic Internet alors dévié vers d’autres connexions sous-marines qui, toutes réunies, constituent l’axis mundi des échanges numériques. 1 % seulement des données sont transmises par satellite, connexion plus longue et moins rapide en raison du voyage vers l’orbite géostationnaire.

Un enjeu d’importance comparable à la dissuasion nucléaire

Les États-Unis et le Royaume-Uni transmettent à eux seuls un quart des échanges numériques mondiaux. Ils partagent une situation de quasi-monopole entre l’Europe et les USA. En conséquence, toutes les routes câblières sont suivies et contrôlées par les armées de chaque pays. Rappelons que pendant la Guerre froide, douze câbles transatlantiques entre l’Amérique et l’Europe furent volontairement sectionnés par des navires soviétiques ; il en résulta une réduction substantielle des communications entre les pays de l’Otan pendant plusieurs semaines. Raison pour laquelle les câbles doivent être faciles à retrouver – aisance qui, paradoxalement, simplifie leur accès à l’ennemi – car il faut pouvoir les repérer le plus vite possible et à moindre coût afin de les réparer.

L’enjeu est de taille, d’autant que la cyber-surveillance ne s’effectue pas uniquement par l’espionnage des communications satellitaires, mais bien davantage en ayant mainmise sur les transmissions sous-marines. L’affaire Snowden – dénonciation d’une série d’espionnages des communications Internet à grande échelle par la NSA – évoque la surveillance des transmissions câblières transatlantiques et transpacifiques. Grâce aux câbles sous-marins, Internet est devenu le système nerveux de l’économie mondiale et des opérations militaires relatives à la sécurité de chaque pays.

Cette science-fiction entre la France et le reste du monde a concrètement débuté dans la petite ville de Penmarc’h (pointe du Finistère), lorsqu’en 1959 le premier câble franco-américain moderne est arrivé dans la commune. Deux furent posés, l’un reliant la France aux États-Unis, l’autre en sens inverse. La liaison entre Penmarc’h et Portland (Maine) était établie. Elle fonctionne toujours. Dans les années à venir, nous devrions assister à la montée en puissance des Gaffa ; elles installeront leurs propres câbles afin de contrôler toute la chaîne de commerce qui leur appartient. Reste à savoir quelles seront les conditions d’entrée sur le territoire de ces flux numériques difficiles à contrôler puisque leurs vecteurs seront privés. Les régions pourront-elles s’opposer au États ? En d’autres termes, la Bretagne aura-t-elle une préséance décisionnaire sur Paris au sujet de ses côtes et de ses eaux territoriales ? L’indépendance c’est avant tout le pouvoir de dire « non ».

Jérôme ENEZ-VRIAD
© Octobre 2020 – Jérôme Enez-Vriad & Bretagne Actuelle

Sources : Reliefs Magazine (numéro consacré aux Abysses) // Historia Magazine n°344 // Du morse à l’Internet : 150 ans de télécommunications par câbles sous-marins, livre de Gérard Fouchard //Mémoires vives, d’Edward Snowden – Ed.          Le Seuil //Affaire Snowden, d’Antoine Lefébure – Ed. La Découverte //Affaire Snowden – Violation du secret défense, de Pascal Dague – Ed. SL // Citizen Four, un film de Laura Poitras – En DVD // C’est arrivé la nuit, de Marc Levy – Ed. Robert Laffont & Versilio // The Times //Ouest-France.

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