Ils donnent du piment à la langue, de la musique aux mots, mais ils suscitent aussi des préjugés, les accents régionaux sont au cœur de l’actualité depuis le 26 novembre dernier, date à laquelle l'Assemblée Nationale adoptait en première lecture la proposition de loi du député de l’Hérault Christophe Euzet, visant à rajouter le mot « accent » à la liste des causes de discriminations sanctionnées par le code pénal et celui du travail.
Du latin accentus (intonation, son, ton), le mot « accent » décrit à l’origine les modulations de voix dans la parole, avec l’idée de reconnaître d’où vient un individu s’exprimant d’une certaine façon : de quelle région, quel pays, quel milieu social. C’est le sujet de Pygmalion, célèbre pièce de théâtre signée Georges Bernard Shaw, devenu My Fair Lady au cinéma, avec Audrey Hepburn dans le rôle-titre. Mais qu’est-ce qu’un accent ? Une respiration particulière… Une intensité spécifique… Un rythme caractéristique… Une différence de prononciation… Tour cela à la fois ? Existe-t-il une « théorie darwinienne » des accents qui rendrait compte de leur émergence et de leurs transformations ? D’où viennent-ils ? Peut-on les comparer ? L’accent « de banlieue » en est-il un ? Et comment une loi pourrait-elle réprimer la glottophobie (discrimination par l’accent) aussi difficile à prouver que le racisme anti-roux ?
Lorsque la norme linguistique française devint celle de Paris
chaque région (nous parlons ici de la France, mais ce point est valable pour toutes les langues phonétiques d’Europe et d’ailleurs, contrairement aux langues asiatiques qui sont des moyens d’expressions toniques et ne développent aucun accent locale particulier, si ce n’est une inflexion précise pour chaque mot) ; chaque région, donc, possède un accent distinct et des expressions qui lui sont propres relatives à d’anciennes langues ou dialectes endémiques. Avant la Seconde Guerre mondiale, la majeur partie des élèves provinciaux usait du français seulement à l’école, les autres modes d’expression régionale (langues, dialectes ou patois) posaient autant de stigmates linguistiques qui ont laissé des traces à l’origine des accents. Remontons l’histoire jusqu’au XVIe siècle, lorsque le meilleur « francoys », celui considéré comme le plus « pur », était pratiqué en Touraine, région où les rois de France chassaient avec leur cour. Le grammairien savoyard, Claude Favre de Vaugelas (1585-1650), définissait alors le « bon usage » du français comme étant celui qui correspondait à « la façon de parler de la plus saine partie de la Cour. »
Le temps passa et le prestige de cette Cour tant admirée fut largement remis en cause à la Révolution ; ce qui n’empêcha cette fois pas Alfred de Vigny (1797-1863) d’écrire à propos des Tourangeaux : « Leur langage est le plus pur français, sans lenteur, sans vitesse, sans accent ; le berceau de la langue est là, près du berceau de la monarchie. » Au XIXe siècle, les manuels de formation des instituteurs insistaient, non sans arrière-pensées jacobines, sur l’importance de gommer tout accent ; et, plus proche de nous, le brassage social des deux guerres mondiales étendit aux classes moyennes la prononciation citadine, plus exactement celle de la bourgeoisie cultivée de la capitale, devenue depuis « la » référence radio et télédiffusée. Quelques rares accents méridionaux peuvent être présents sur les ondes nationales, ils sont toutefois fort rares ; quant à l’accent picard, vous ne l’entendrez nulle part ailleurs que dans le Nord. La norme est devenue celle de Paris.
Petit tour des accents régionaux français les mieux indentifiables
Commençons par l’accent du Sud. Il a pour ascendances les langues d’Oc constituées de plusieurs idiomes romans, eux-mêmes enfantés à partir de l’évolution du latin. Nous y trouvons le provençal et ses variantes : marseillais, toulonnais, niçois, etc. Personne n’échappe à ce fameux accent « du midi », au moins à travers le phrasé reconnaissable de Fernandel, ou la postérité de l’œuvre de Marcel Pagnol. L’accent du nord n’est pas non plus des moindres. Il s’agit d’une intonation très prononcée relative au Ch’timi. Elle est induite par les langues d’Oïl qui rassemblent plusieurs dialectes, dont le normand, le picard, le wallon, le champenois… Tous les Nordistes ne prononcent pas nécessairement de manière identique, les divers inflexions et tonalités sont en premier lieu régionales et générationnelles. Idem avec l’accent de l’Est qui, surtout chez les plus âgés, s’apparente à l’allemand avec des intonations nuancées entre l’Alsace et la lorraine.
Citons, bien entendu, l’accent parisien ayant connu ses heures de gloire dans les années 1930-1940 ; il est l’un des moins identifiables parce que le plus dilué dans la population. Rien à voir avec l’accent « titi » éternisé par la gouaille de Gavroche, ni avec la bourgeoisie versaillaise très « Marie-Chantal », pas davantage avec les intonations populaires de ce que fut Belleville à la Belle Époque, et moins encore avec l’accent « des faubourgs » comme celui d’Arletty ; en fait, compte tenu du brassage de sa population, Paris est sans doute l’endroit de France recouvrant le plus d’accents où se mélangent à la fois des intonations culturelles et sociales antagonistes. Enfin ! Voici venir l’accent breton, précisément celui de basse-Bretagne, le plus significatif de la région, un accent « de terre » qui « glotte » les consonnes, avale les voyelles, et mange les fins de phrases souvent portées disparues. Entendu que la prononciation des bas-Bretons n’est pas tant marquée lorsqu’ils parlent français que lorsqu’ils « bretonnent ». Dans ce cas, les différences sont notables entre le Léon, le Trégor, la Cornouaille et le pays Vannetais.
Des accents aujourd’hui davantage sociaux que géographiques
Les accents initialement régionaux sont devenus sociaux au fil du XXe siècle, avec l’arrivée d’un petit nouveau, celui des banlieues. De Sarcelles à la Citée des 4000, de Villeurbanne aux Minguettes, voici venir La petite cité dans la prairie ! Les jeunes y ont un accent que n’ont pas leurs parents, un accent différent de celui du « bled », un accent qui ne relève d’aucune particularité territoriale – on a le même dans les banlieues lyonnaises, bordelaises et quimpéroises – un accent sans spécificité culturelle apparente, mais à ce point caricatural qu’il amuse Les Guignols de l’Info autant qu’il effraye les recruteurs professionnels. Il s’agit d’une « langue » à part entière, incompréhensible par le non-initié, sorte de patois banlieusard devenu un réel frein à l’emploi pour des locuteurs incapables de parler autrement. La fracture n’est plus uniquement sociale, elle est redevenue linguistique, comme aux siècles précédents.
Le redécoupage des régions a-t-il remis en cause les identités linguistiques ?
Sans remonter jusqu’à l’abbé Grégoire (1750-1831), chantre d’une lutte endiablée pour imposer le français dans toutes les régions, le nombre de nos compatriotes pratiquant une langue locale ne cesse de diminuer et les accents locaux tendent à s’estomper. Nous sommes dans une phase d’homogénéisation qui « décrotte » la province de ses accents considérés par l’élite jacobine comme des distinctions peu productives. Il convient, pour s’en rendre compte, d’observer les programmes télévisés régionaux où plus aucun journaliste, présentateur et animateur n’a d’accent, à l’inverse de nos voisins Italiens, Allemands et Espagnols, chez qui les intonations régionales sur les ondes locales sont habituelles. Au reste, il serait inconcevable que l’accent catalan n’ait pas sa place dans un programme barcelonais, ou que l’accent prussien de Hambourg s’entende sur une chaine du Bade-Wurtemberg.
Nos régions sont parmi les rares entités administratives en lien directe avec l’histoire de la linguistique française. Pour illustration, notons que le rapprochement des deux Normandie en une seule ne pose aucun problème, pas davantage le rattachement de la région Midi-Pyrénées au Languedoc-Roussillon ; l’unification de la Picardie et du Nord-Pas-de-Calais fait également sens, le ch’ti étant une variante du picard. En revanche, on peut comprendre que le mariage aux forceps de l’Alsace-Lorraine avec la Champagne-Ardenne choque la forte identité linguistique et historique des Alsaciens. Car, si les langues minoritaires sont en danger, la résistance des accents dans certaines régions est une lutte identitaire aussi vive que les desiderata de certaines exceptions culturelles.
Les accents se rebifferont-ils dans un ultime soupir ?
Parce que la culture dominante française considére les accents régionaux comme une déviation face à la norme parisienne… Parce que, déjà, du temps des Romains, les élites gauloises ont été les premières à se convertir au latin afin de s’élever dans la hiérarchie sociale ; attitude reprise par les notables provinciaux sous la monarchie et la République, pour qui la réussite imposait l’adoption des us et coutumes dominants, à commencer par le langage… Bref ! en regard de ces raisons et bien d’autres, nos multiples accents doivent rappeler que la France n’est pas une création spontanée, tout au contraire, elle s’est forgée sur l’agrégat de nombreux territoires dont les langues et leurs accents sont ce qui reste de l’héritage relatif aux spécificités de chacun. Le rêve du linguiste serait alors de voir les accents se rebiffer dans un ultime soupir.
Jérôme ENEZ-VRIAD
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