Le Breton Bernard Berrou sait l’Irlande sur le bout des doigts. Il parcourt ce pays depuis des années et le dit dans des livres qui font référence. Mais jamais il n’avait abordé son sujet avec autant de regard critique. Il faut dire que l’actualité du Brexit lui a fourni un menu de choix en le conduisant à la frontière des deux Irlande. Son reportage prend alors l’allure d’un reportage à haute valeur journalistique, doublé de cet art consommé du récit qu’on lui connaît.
Profondément enraciné dans son Pays bigouden, Bernard Berrou a aussi rêvé de vivre en Irlande. « Un mirage qu’auraient agrémenté de belles histoires amoureuses avec des Irlandaises rousses au teint de pêche », raconte-t-il dans son nouveau livre. Le mirage est resté un mirage car « La verte Erin » n’est pas forcément un pays de cocagne. La faute à la météo d’abord mais aussi, et surtout, à toutes ces dérives que l’écrivain pointe du doigt, à commencer par celles d’une société imprégnée par un catholicisme rétrograde. On le voit ainsi, dans son périple, faire un détour par Tuam, à 50 km au nord de Galway, là où furent découverts les squelettes de 796 enfants (nés de viols ou de relations hors-mariage), morts de maladie dans un orphelinat tenu par des religieuses. Rejoignant Galway, Bernard Berrou n’a pas de mots assez durs pour décrire cette ville emblématique de l’Irlande qui ressemble aujourd’hui à ces « milliers de villes dans le monde qui ont subi une uniformisation deshumanisée sous le rouleau compresseur de l’économie de marché ».
Car l’Irlande (« le tigre celtique ») a bien changé. Ce n’est plus seulement le pays des prés verdoyants tombant dans la mer, des parties de pêche dans des rivières cascadant sur les rochers, de pubs où l’on s’enivre de musiques du pays. Aujourd’hui les jeunes générations préfèrent acheter des cannettes de bière dans les supermarchés plutôt que de déguster une bonne Guinness au comptoir d’un pub (question de pouvoir d’achat).
De nouvelles frontières se créent donc qui fracturent la société irlandaise. Entre vieux et jeunes notamment. Entre ceux qui s’accrochent à la préservation de l’identité d’un pays et ceux qui adhèrent à cette uniformisation à marche forcée que l’aide massive de l’Europe a permis d’instaurer. Alors l’auteur persiste à gamberger sur « les douces collines oblongues du comté de Clare » tout en assistant, résigné, à l’émergence de ces temples « du réconfort et de la convivialité, palais du sucre d’orge, du coca-cola et de la frite saucisse ». L’Irlande n’est plus tout à fait dans l’Irlande et Bernard Berrou le dit aujourd’hui sans ambages, regrettant ce lent effacement de l’Irlande chantée par William Butler Yeats, Seamus Heayney, John Mac Gahern, sans oublier le Français Michel Déon dont l’auteur rappelle ici la figure.
C’est dans ce nouveau paysage économique et culturel que surgit la question, liée au Brexit, de la frontière entre les deux Irlande (310 points de passage sur 500 kms). Bernard Berrou est donc allé sonder les cœurs des deux côtés de la frontière. « A Belleek, écrit-il, je franchis une frontière sans barrières, sans douanes, située quelque part au milieu du pont sur la rivière Erne ». Puis son road movie (de pub en chambres d’hôtes, par les chemins buissonniers et les petits routes boueuses) le conduit à Pettigo, une ville située à moitié dans le Donegal et l’autre moitié dans le comté de Fermanagh. Son hôtesse du jour, Michelle Lavin, se confie : « Si la frontière se referme, vous savez ce qui arrivera ? Il me faudra un passeport pour aller cueillir mes haricots » (son potager est en Ulster). « Retrouver un checkpoint, c’est inimaginable, c’est juste impossible », s’exclame Clara, « une jolie blonde au sourire énorme, employée au Doherty’s » dans le village-rue de Bridgend.
Autre son de cloche, celui de Billy Smith, l’étrange prédicateur Orangiste que l’auteur rencontre chez lui. « L’heure est venue de nous protéger contre tous ceux qui souhaitent la disparition de l’Irlande du Nord ». L’homme affirme être celui qui « perpétue le mieux la pensée de Ian Paisley ». Mais lassé de ses « déclamations exaltées », Bernard Berrou prend congé et « laisse un grand vent balayer les miasmes proférés » par son interlocuteur. Il ajoute : « En ce point ultime, tout m’arrache au fanatisme des Orangistes, au concept de frontières, aux déchirures, aux passions tristes des colonisations et des conflits religieux ». Il nous rappelle en tout cas dans son livre que « le Brexit se joue dorénavant autour de la seule frontière terrestre dont le Royaume-Uni dispose avec l’Union européenne ». Son passage à Derry (« cité sainte de l’Ulster protestant ») lui fera mesurer l’ampleur du problème même si le message de fond est celui d’une « population qui ne souhaite plus que de vivre en paix ».
Pierre TANGUY
Frontières d’Irlande de Bernard Berrou aux éditions Le Mot et le Reste, 2022, 186 pages, 19 euros.