Romancier, dramaturge, essayiste, nouvelliste, traducteur, mais aussi propriétaire et directeur de théâtre, Eric-Emmanuel Schmitt est l’un des auteurs contemporains les plus lus et les plus représentés dans le monde. Traduit en 43 langues et joués dans 50 pays, l’académicien belge assure que « dans un rêve d’amour, tout est beau sauf le réveil. » Bretagne Actuelle l’a rencontré à l’occasion de la sortie de son roman Le poison d’amour, et d’un livre-disque pour enfants, adaptation du Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns. 


Jérôme Enez-Vriad : En quoi votre précédent livre : L’élixir d’amour, forme-t-il un diptyque avec votre nouveau roman : Le poison d’amour ?
Eric-Emmanuel Schmitt : L’un et l’autre parlent d’amour, d’abord par l’entremise d’adultes, puis par celle de la génération suivante. Ce sont des romans épistolaires, sans narrateur, où rien ne s’interpose entre les personnages et le lecteur. Chacun dit sa vérité en direct, une vérité subjective, donc incomplète, à l’inverse d’un narrateur qui fouille l’exactitude. 

L’élixir d’amour donne la parole aux adultes via courriers électroniques : la technique est moderne et contemporaine, alors que Le poison d’amour est construit sur le journal intime de quatre jeunes filles. Pourquoi avoir inversé le jeu médiumnique des générations ?
E-ES : Depuis l’apparition de l’informatique, le rapport au temps est modifié. A l’époque de Choderlos de Laclos, les amours s’installaient dans la durée. Le courrier mettait plusieurs jours à parvenir à son destinataire, qui lui-même réfléchissait aux tenants et aboutissants de sa précédente lettre, bref, on offrait du temps au temps faute de pouvoir faire autrement. Aujourd’hui, les échanges sont instantanés, y compris entre adultes. Cette accélération permet un renouvèlement du genre épistolaire. En face de quoi, le journal intime est l’un des derniers remparts à l’invasion de l’informatique chez les plus jeunes. Le choix de noircir du papier à la main relève d’une démarche identique à celle du XVIIIème.

Est-ce un livre sur la passion amoureuse ou sur sa découverte ?
E-ES : C’est un livre sur l’envahissement tragique et merveilleux de la première fois. 

« Augustin sera Roméo. J’incarnerai Juliette. », écrit Julia.  La vision de l’amour shakespearien est-elle projetable à des siècles de distance.
E-ES : Oui, incontestablement. La passion reste la passion.

Mais aime-t-on aujourd’hui de la même façon qu’à la Renaissance ?
E-ES : Les modèles d’hier ne sont plus nécessairement ceux d’aujourd’hui, en revanche, la passion s’attache à la même violence et au même emportement. En ce sens, Roméo et Juliette sont et restent les archétypes de la passion éternelle.

Il existe donc une universalité intemporelle de l’amour ? 
E-ES : S’il y a universalité et si elle est intemporelle, c’est de la passion. Aujourd’hui le sexe a pris le pas sur l’amour, il peut y avoir dissociation des deux, alors que la passion est identique à ce qu’elle a toujours été. 

Le poison d’amour évoque aussi la jalousie, la manipulation, la trahison, tout cela est effectivement très universel, mais pourquoi remonter à Shakespeare alors qu’entre temps se sont positionnés des modèles significatifs dans les œuvres de Wagner, Marivaux et bien d’autres ?
E-ES : A cause du tragique et des malentendus, mais aussi du tragique des malentendus. Nous évoquions à l’instant une autonomie de la vie sexuelle en éloignement de l’amour. N’oublions pas que jusqu’au XXème siècle, le sexe n’était pas lié à l’amour de manière impérative ou systématique, il était avant tout reproductif. Depuis, il est devenu une part de chose à faire en dissociation de l’amour. Voilà en quoi, dans ce roman, la passion shakespearienne permettait d’éviter les écueils de références plus proches de nous.

Est-ce la raison qui vous mène à la tragédie en finissant à l’hôpital ?
E-ES : Je suis allé jusqu’au noir afin de pouvoir rallumer avant la fin et, contrairement à ce cher William, tout s’achève dans la lumière. (Sourire)

L’unique projection rassurante, ce sont les grands-parents de Raphaëlle à travers la longévité de leur couple. La durée de l’amour est-elle davantage sécurisante que son intensité ?
E-ES : De nos jours, l’intensité est beaucoup plus importante, au point d’être devenue une forme de névrose qui fonctionne à deux. L’amour est toujours associé au bonheur d’une longévité, alors que la passion, plus courte et d’une extrême violence, s’approche davantage de la souffrance. C’est la raison pour laquelle les grands-parents de Raphaëlle, et par la même les couples qui durent, rassurent une jeunesse en recherche d’intensité à long terme.

Autre phrase du livre : « Si tu ne m’aimes plus, c’est que tu ne m’as jamais aimé. » Croyez-vous que ce soit aussi péremptoire ?
E-ES : Bien sûr. Quand on a vraiment aimé, c’est pour la vie. Même séparé, même fâché, ou alors ce n’était pas de l’amour. 

Vos quatre protagonistes sont toutes hétérosexuelles. Pourquoi ce choix ? 
E-ES : (Très courtoisement) – Je refuse la question. Un roman n’est pas un échantillonnage sociologique, moins encore un pamphlet ou une diatribe politique en lien avec l’actualité. Je m’insurge contre l’intrusion de l’information dans une œuvre romanesque. Si j’avais souhaité parler d’homosexualité, j’aurais développé le personnage du père d’Anouchka qui est gay, ou j’aurais clairement annoncé la couleur comme dans ma nouvelle Les deux messieurs de Bruxelles. Ce n’était pas le propos.

Je vous pose la question car elle est d’actualité, non seulement par votre livre autour de la découverte de l’amour, mais aussi face à la Manif pour tous qui secoue les esprits, ou encore en regard des positions du pape qui vient d’adoucir le discours de l’église à l’encontre des homosexuels.
E-ES : Vous avez raison de me la poser, et je ne refuse pas d’y répondre mais d’entrer dans le jeu qu’implique la réponse. En temps que chrétien, il me semble important de dire que le « problème » n’est pas l’union de deux personnes de même sexe, mais le mot « mariage » sur lequel les opposants greffent leur refus. Evoquons plutôt l’union pour tous qui permet de distinguer l’engagement du mariage.

Vous avez également écrit une version du Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns. Elle est illustrée par de magnifiques aquarelles de Pascale Bordet…
E-ES : C’est moi qui l’ai sollicitée afin de mettre en image cette nouvelle interprétation. Pascale Bordet est costumière de théâtre, tout est spectacle en elle, non seulement elle « habille » mes pièces en faisant une aquarelle pour chaque costume, mais la précision et l’inventivité de son travail correspond exactement au sens que je souhaitais donner à ce livre-disque.

Quelle différence entre votre version et celle de Francis Blanche ?
E-ES : Francis Blanche a beaucoup travaillé sur le cocasse, les jeux de mots, sans aucun rapport avec la musique. Je me suis précisément attaché à respecter la partition.  

Pourquoi l’avoir écrite en vers ?
E-ES : D’une part, parce que la poésie plait aux enfants et leur permet d’accepter les mots qu’ils ignorent, l’unité rythmique de la rime est un excellent vecteur de vocabulaire. D’autre part, pour me faire plaisir.

Si vous aviez le dernier mot, Eric-Emmanuel Schmitt ?
E-ES : Pourquoi ?

Propos recueillis par Jérôme Enez-Vriad

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Derniers ouvrages parus :

Le poison d’amour
Albin Michel – 16 pages – 15€

Le carnaval des animaux  d’après Camille Saint Saëns
Albin Michel – Livre-disque illustré pour enfants  – 71 pages – 22,90€

Eric-Emmanuel Schmitt

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