Alors que vient de ressortir l’un de leurs albums culte, L’Eau Rouge avec le morceau L’Amourir, et que le trio suisse a publié a publié son 12ème album studio, Data Mirage Tangram, nous les avons longuement rencontrés. Le temps d’évoquer leur musique, les artistes qu’ils ont influencés (U2, David Bowie, Nine Inch Nails, Depeche Mode…), le chamanisme et aussi la Bretagne où ils s’étaient faits remarqués en 1987 lors d’un concert mémorable à la salle de La Cité aux Transmusicales de Rennes, lançant leur carrière jusqu’aux États-Unis

Pour moi, la musique des Young Gods a toujours généré des images. Si vous deviez la décrire à un sourd, qu’est-ce qui vous viendrait en tête ?
Cesare Pizzi (sampler) : Je pense que la pochette de Data Mirage Tangram reflète parfaitement notre musique…
Franz Treichler (voix, guitares, sampler) : … Oui, au premier abord, cette pochette est belle, très colorée, mais en fait, avec le soleil, l’image reflète un produit toxique, de la benzine (un mélange d’hydrocarbures). Une simple tâche d’essence sur l’asphalte mais cela résume assez bien les Young Gods. A première vue, c’est assez beau, irisé, et puis quand on creuse, il y a autre chose. J’aurais beaucoup de peine à décrire notre musique à un sourd mais j’y arriverais peut-être en montrant certaines images, des nuages, des fractales, des puissances naturelles (tempêtes, éruptions volcaniques, etc). Notre musique a sans doute une force cinématographique puisqu’elle produit des images dans la tête de ceux qui nous écoutent. Il y a des granules, elle peut évoquer la forêt, l’Amazonie, l’ADN…

J’ai le souvenir de vous avoir aux Transmusicales, à Rennes (en 1987), et il y avait des journalistes anglais, notamment du New Musical Express, dans la salle. Ils étaient fascinés, très impressionnés même, comme s’ils voyaient sur scène un Tyranosaure Rex, ou les débuts du monde…
Franz T. : Je comprends ce que tu veux dire. Il y a dans la musique de Young Gods ce côté tellurique, proche des éléments naturels, comme si nous ne maîtrisions pas tout. J’avais une copine qui me répétait : « Avec toi, c’est drôle, c’est comme si tu dansais sur la braise ou de la lave et que tu me disais : « Mais tout est ok. Il n’y a pas de problème. Personne ne va se brûler. » A cette époque, lorsque nous avons sortis nos premiers albums, cette dimension était très présente dans notre musique. Nous avions un rapport à la Terre et aux forces qui l’animent très profond…

Les Young Gods étaient aussi dans ces années 80 des jeunes gens en colère, ou du moins associés à une forme de rage, de bruit, des groupes comme les allemands d’Einstürzende Neubaten (avec Blixa Bargeld, guitariste en parallèle de Nick Cave & The Bad Seeds). Aujourd’hui votre musique semble beaucoup plus apaisée. Est-ce que les jeunes dieux sont devenus des vieux pieux ?
Franz T. : Trente ans après, c’est vrai que je me suis calmé. J’ai apprivoisé mes contradictions par rapport à l’amour et l’art. A cette époque (les années 80/90), il était très difficile pour moi de faire coïncider ma musique avec une relation. J’étais vraiment tourmenté. Avec le temps, et la bouteille on dira, j’ai réussi à trouver un équilibre dans ma vie personnelle. Quand tu regardes le texte d’un morceau comme L’Amourir (« Nous marcherons encore où la nuit vends son corps/ Et nous, et nous, nous ferons l’amort, ferons l’amort… »), c’est typiquement cela. Je l’ai écrit dans un moment où j’avais le sentiment que l’amour était une force destructrice dans ma vie, et en même temps, il était aussi présent.
Bernard Trontin (batterie, etc.) : Quand tu parles du côté apaisé de notre musique, je te renvoie à ce que Franz disait sur la toxicité et la beauté mais je pense aussi à un artiste avec qui Franz justement a collaboré, un photographe. Il a fait un film où tu vois depuis de très hautes altitudes des espèces de mines de pétrole à ciel ouvert…
Franz T. : Des extractions de sables bitumeux au Canada…
Bernard T. : Voilà, et c’est juste magnifique. Jusqu’à ce que tu te rendes comptes que c’est une pollution abominable. Et ce photographe te montre ça d’une telle façon, si ambigu, que tu as envie de continuer à regarder ces images si belles. Je le demande s’il n’y a pas un peu de ça chez les Young Gods. Je ne crois pas que notre dernier album soit si apaisé que ça. Il est plus avenant dans sa texture mais…
Franz T. : Moi, je pense qu’il est beaucoup plus doux. Déjà dans ma manière de chanter. Mais il va sans doute plus profond.
Bernard T. : Oui, c’est ça que je ressens.
Cesare P. : Ce disque a aussi cette particularité qu’il est issu d’improvisations sur scène au cours d’un festival de jazz, ce qui nous a obligé à avoir plus d’harmonie entre nous, à éviter d’utiliser des samplers comme des coups de poings, sans non plus qu’on intellectualise tant que ça ce nouveau processus.

Je ne sais pas si vous avez des enfants, mais si c’est le cas, je me demandais ce qu’ils pensaient de votre musique ?
Cesare P. : Oui, j’en ai deux. Et ils écoutent les Young Gods. Mon aîné, Adriano qui a 26 ans, a tendance à préférer nos albums coups de poing mais il est venu nous voir en concert à Paris pour la sortie de Data Mirage Tangram, et il m’a dit qu’il avait trouvé ça magnifique. Bon, c’est mon fils…
Franz T. : Moi, je n’en ai pas. Je ne peux donc pas te répondre directement. Mais j’ai des amis qui ont des enfants, des petits qui ont moins de 6 ans. Et ils adorent des trucs qui fracassent comme Longue Route. Le plus petit dit à sa mère : « Maman, maman, mets-moi « Crie Monsieur » ! » C’est moi « Crie Monsieur. »
Bernard T. : Les miens sont aussi très jeunes. Celui qui a 13 ans est aussi venu nous voir en concert à Paris, et il était aussi très ému, quasiment en larmes. Bien sûr, il a aussi le fait que je sois sur scène. Mais il était très impressionné. Je lui ai dit : « Mais tu avais mis quelque chose dans tes oreilles ? » Et il m’a répondu : « Non, non, je voulais vivre ça à fond. »

Trente ou trente-cinq après vos débuts, vous avez influencé nombre de groupes et d’artistes comme David Bowie, The Edge de U2, ou Nine Inch Nails. Est-ce que vous considérez comme un vieux groupe avec des héritiers ou cette notion d’âge n’a aucune importance ?
Franz T. : On ne sait pas trop. On est juste conscient d’avoir ouvert des portes en Suisse. Quand on a commencé, le fait d’être un groupe suisse, c’était plutôt en handicap, même à l’intérieur de nos frontières. Notre premier maxi 45 tours, certains vendeurs ne voulaient même pas le prendre.
Cesare P. : Des soirs, on ne jouait que devant 20 personnes. Il ne restait que nos copines.
Franz T. : Oui, et on a montré que l’on n’avait pas besoin de faire de la brit-pop ou je ne sais quoi pour exister. Il y a d’excellents groupes suisses de métal qui ont émergé à la même époque comme Celtic Frost et ont eu aussi un gros impact sur la musique. Nous, on a donné une énergie, mais nous n’avons pas fait école. Il n’y a pas une école Young Gods. Le fait d’avoir utilisé le sampler de façon aussi radicale a donné des idées, des ouvertures. Ce que disait Bowie à propos de nous : « C’est un petit groupe suisse pas très connu qui prend un riff de guitare qu’ils mettent en boucle, ils développent la construction d’un morceau autour, et je trouve intéressant parce qu’ils sont les seuls à faire ça. » Nous, on travaillait d’abord sur le son, pas sur une succession d’accords. C’est ça qui faisait notre originalité. Mais nous n’avons jamais rencontré Bowie ni Depeche Mode. D’une certaine façon, nous sommes restés un groupe culte.

Et les Young Gods n’ont jamais été sollicité pour faire des musiques de films ?
Franz T. : Si, nous avons été approchés pour un film de science-fiction mais nous étions en tournée. Et nous avons travaillé sur L’Enfance D’Icare, le dernier film de Guillaume Depardieu (en 2008). Nous avons fait quelques courts-métrages, notamment d’animation (Kali le petit vampire, en 2011). Par contre, beaucoup de gens ont pris ou emprunté nos musiques plutôt dans un style ambient pour des spectacles. J’ai aussi travaillé en solo pour des spectacles de danse contemporaine. En fait, c’est compliqué de travailler en groupe pour composer de la musique qui sert à illustrer des images parce qu’il faut concentrer une vision, et tout l’intérêt d’un groupe, c’est d’en avoir plusieurs. Si tu regardes la trajectoire du groupe, elle est assez classique à ces débuts : on tourne, on enregistre un disque, on tourne à nouveau, on grossit un peu, on va dans des clubs puis aux États-Unis, etc. A un moment, Üse, le batteur que Bernard a remplacé est parti (en 1996). Il ne restait plus qu’Alain (Monod, ndlr) et moi. Nous habitions aux États-Unis, et nous sommes revenus en Suisse en se demandant ce que nous allions faire. On a demandé à Bernard de nous rejoindre, et on a commencé à s’ouvrir à d’autres choses. Suite à l’album Heaven Descontruction (qui suivait Only Heaven, en 1995), on a eu des demandes de créer des musiques pour des expositions. C’est devenu Music For Artificial Clouds. Et ces musiques ambient ont plu à des compagnies de danse, ce qui nous a amené à collaborer encore plus dans ce domaine, à sortir un peu des sentiers battus par les groupes de rock, à changer du circuit habituel des clubs.

De groupe culte, vous êtes devenu un groupe arty ?
Franz T. : Un peu. Et c’est l’occasion de faire des trucs super comme Amazonia Ambient Project avec un anthropologue ami (Jeremy Narby) autour des savoirs chamaniques, de l’ADN, et de la musique. On a appelé cela une conférence sonique. Mais en parallèle, nous avons continué à enregistrer des albums. En fait, nous avons créé des ponts entre différents publics. Nous avons toujours travaillé sur notre musique avec l’idée que c’était une forme de langage même quand nous étions « violents. » Il n’y avait pas d’agressivité chez nous. Quand tu sortais d’un concert des Young Gods, même si tu t’étais fait botter les fesses, tu étais plutôt apaisé. Ce n’est pas comme si tu t’étais pris un coup de poing en plein dans la gueule.
Cesare P. : Et toutes ces collaborations, ce n’est pas comme si nous inventions quelque chose, mais plutôt comme si nous explorions une branche, une composante des Young Gods. Quand je ne faisais plus partie du groupe (entre 1998 et 2012) et que j’allais les voir en concert, je n’avais pas l’impression de voir du Death Metal ou de l’Indus (musique industrielle).

Le fait d’avoir composé votre dernier album en jam sessions publiques, est-ce que cela va changer votre façon de travailler pour votre prochain disque ?
Franz T. : Ça nous a ouvert des perspectives. La technologie devient de plus en plus malléable. Et on a aussi envie d’aller vers quelque chose de plus en plus organique. C’est une sorte de deal avec la machine. On peut cohabiter. Rester humain, et accepter ce que la machine nous offre. C’est une sorte de petite philosophie qui nous guide depuis nos débuts.

 Franz, je voulais savoir si tu travaillais toujours avec des techniques de chants chamaniques comme j’ai pu le voir en concert voilà très longtemps ?
Franz T. : Il y a deux choses. En fait, juste avant que je ne travaille avec les Young Gods, je testais au théâtre ce que l’on appelle la technique Roy Hart, un truc très profond, guttural. L’idée est de développer plusieurs voix, jusqu’à trois parfois. Roy Hart avait soigné des blessés dans les tranchées pendant la guerre, et en entendant leurs cris de douleurs, y avait perçu des harmonies. Je n’étais pas un très bon chanteur et j’avais pris ces cours pour faire des expériences. Quant au côté chamanique, je n’essaie pas. Parce que d’abord, je ne suis pas un chaman. Cela demande une vie entière. Il faut être dans un environnement qui le permet et avoir des envies de guérir. Cela dit, je pense que la musique peut aussi guérir. La musique, l’art en général, c’est un moyen pour nous, hommes occidentaux, d’entrer en connexion avec l’inconnu, le monde des esprits. Quelque part, involontairement, les artistes et les musiciens sont des chamans dégénérés.
Bernard T. : Il y a un chaman dans chacun de nous

Propos recueillis par Frédérick RAPILLY
Prochains concerts : Le 24 mai 2020 au festival W-Fest (Waregem, Belgique), le 27 août 2020 à Extramuralhas, festival gotico (Leiria, Portugal)

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