Modiano ou le présent composé HermineHermineHermineHermineHermine

Deux ans entre deux romans de Modiano ! C’est tellement de temps pour attendre le prochain et suivant ! Et pourtant si peu sépare l’un à l’autre, comme au dos des tableaux du peintre Garouste un fragment de phrases hermétiques qui se poursuit et en composera in fine une seule et définitive !

L’attente entre deux Modiano est notre manière de ne pas vieillir ! De se la couler douce et de flotter entre les couches du temps. De vivre tout simplement. Les romans de Modiano sont les balises d’un club mondial de lecteurs. Ils attendent la loupiotte avec laquelle ne pas voir mieux le chemin où ils cheminent mais en sentir la présence, ne pas mieux connaître la ville où ils vivent mais en sentir les courants d’air ou l’impalpable densité de ses habitants.
Aucun paysage dans Modiano sauf un, imaginaire. Des rues réelles, une ville réelle, des plaques de rue réelle, des noms et prénoms réels, la preuve que rien n’est fortuit, aucune rencontre de hasard, tout est réel et rien ne l’est.
Il en va du dernier roman dont le titre poursuit tout lecteur depuis qu’il lit : Encre sympathique.
Quel titre ! On est très étonné que mille livres ne portent pas déjà ce titre. Il est d’une telle évidence, quasi adolescente. Pour Modiano, prix Nobel de littérature, c’est plus qu’un titre, un manifeste, une théorie, c’est plus qu’un manifeste et une théorie, c’est à part entière sa vérité. Modiano écrit depuis toujours ses romans à l’encre sympathique. Comme il y a des rivières souterraines, enfoncées sous leur lit, dans les gouffres phréatiques et les flux souterrains, il y a sous le livre un livre et sous l’écriture qu’on voit toutes les ratures, toutes les biffures. Ce qu’a rayé l’auteur. L’annulé conte ! Le livre entier qu’on à lire n’est pas écrit. Les romans qu’on lit sont courts et, en quelque sorte, sont la partie émergée de l’iceberg. La somme de ce qu’il reste.

Pensons à cet instant à son frère mort encore enfant

L’encre sympathique est un procédé chimique vieux comme les espions et à révélation lente. Une chimie qui permet de ne rien voir et d’espérer. On n’est jamais sûr que cette encre advienne. On est ravi que les écrits de Modiano, à intervalle régulier, nous parviennent, comme, est-ce possible de le dire ainsi pour des livres, des apparitions. Modiano, ses livres, sortant des limbes. Pensons à cet instant à son frère mort encore enfant, de deux ans son cadet, dont il écrirait sans fin le roman palimpseste. Si les morts pouvaient réapparaître, nos ancres sympathiques !
Il s’agit aujourd’hui, dans ce roman qui sort, de l’histoire de Noëlle Lefebvre, une femme qui a existé, c’est sûr et qui a disparu, c’est sûr aussi. Le narrateur semble ne pas la connaître lorsque l’enquête, sa recherche, lui est confié, au début du roman. Au milieu, on comprend que tout se déplace, le narrateur est né au même endroit qu’elle, dans les Alpes, et, à la fin du roman… Ne racontons pas ces glissements subtils, ces arrangements avec le passé, les sonnettes sur lesquelles le narrateur appuie, les annuaires qu’il ouvre, les portes bourgeoises, plafonds hauts, sous lesquels se meuvent les silhouettes vite croisées vite oubliées. Les bars, les discothèques, le garage Castrol (Behaviour ou Béavioure, la question des langues se pose chez Modiano), tout est flou, tout se dérègle. Tout est merveilleux, émerveille. Au sens de Demy. Au sens du rêve. Modiano écrit comme on rêve sauf qu’ici, c’est noté. Le dormeur n’a pas oublié son crayon sur la table de nuit ni son calepin.
Lire Modiano convient comme se frotter les yeux, avoir du mal à se réveiller, s’émerveiller de rien, craindre tout dont le pire, rues ou coupe-gorge, talons qui cognent ou cognes qui talonnent, des présences, des silhouettes floues. Un roman de Modiano de plus ! Le trente-septième ou quarantième !! Comme chacun d’entre eux, un roman de spectres flottants conjugués à un temps qu’on connaît mal, moins irrationnel qu’on ne pense, le mode de nos vies, le plus beau temps, la conjugaison parfaite : le présent composé.
Modiano écrit au présent composé.

Gilles CERVERA
Encre sympathique de Patrick Modiano édité à la nrf – 137 pages – 16€

0 Commentaires

Laisser un commentaire

Abonnez-vous à notre newsletter

Edito

Articles similaires

Autres articles de la catégorie Livres