Finir Le lambeau en pleurant n’est pas une entame de critique littéraire. C’est le cas. Le Bataclan est sous la rafale à la toute fin du livre de Philippe Lançon et Chloé qui n’est pas que sa chirurgienne, devenue la nôtre, empathique, périlleuse, bravache et humble comme une chirurgienne qui est le contraire de dieu lui envoie un texto: je suis heureuse de vous savoir loin. Ne rentrez pas trop vite.

On pleure donc de cette phrase-là. Dix mots d’une chirurgienne à son patient.
Nous pleurons de ce livre qu’on termine. Un livre de chirurgie, de canules, de valves, de sang et d’humeur, de salive suintante, de péroné greffé en guise de mâchoire et de poils qui poussent dans la bouche, un livre de flics avec des surchaussons dans un bloc opératoire et avec charlotte sur leurs têtes de flics, un livre de morphine et de sonde gastrique, de ratage et de recommencement, de malaise, de masque dans la rue et puis, des mois d’enfer plus tard, retour à l’anormal. Terminant un bon livre, survient souvent un fond de dépression, latent, comme une vague qui charrie l’esseulement. Ici c’est pire. Le livre nous quitte et nous quittons le livre. Ces cinq-cents et quelques pages d’où l’on sort en pleurant nous ont accompagnés quelques soirées et tous ces moments où le livre flotte, dédoublant la journée, démultipliant le chagrin d’être en vie.
Nous sommes aussi tristes, ayant quitté ce livre singulier et magnifique de tout ce que nous lisons de l’auteur depuis si longtemps. Un frangin inconnu qui n’est qu’une signature et qui en est une. Prescripteur littéraire de Libé ou de Charlie après avoir été reporter de guerre, Philippe Lançon est le journaliste dont on ne sait rien en le connaissant bien. Jusque l’arrêt. L’attentat.
Un acte de guerre ? En tout cas s’ensuit une chirurgie telle.

LA CIBLE DES DINGUES

Cela aurait pu nous séparer de lui. Cela nous a séparés de nous. Notamment par ce qu’on lit ici de son expérience d’avoir été la cible des dingues, au milieu d’une rédaction décimée. Son expérience qui fait que Lançon reste de notre monde, partagé, unique, tout en ayant vu l’acharnement à ce qu’il n’en soit plus.
Regrettons-nous de n’avoir pas écrit à Philippe Lançon notre amitié, notre empathie pendant ces mois où Libé nous donnait à lire ses articles dont on ne pouvait imaginer le prix? Disons-lui notre soulagement bizarre à le lire quatre jours après l’attentat, ou plus tard, au fil des mois et des mots, narrant les expos de Poussin ou Picasso ? Nous lui disons cela maintenant car nous ne pouvions rien comprendre, nonobstant Poussin ou Picasso, du chevet de ses douleurs. Nous nous sommes tant tus pour le Bataclan et les terrasses terrassées. Nous n’avons rien dit de notre désarroi. Le voilà. Et de notre peine infinie d’avoir vu un pan du monde fini.

ON PLEURE EN LE FERMANT

Le livre de Lançon est important et nous fait nous avouer ce silence en nous qui s’est fait face à cela qui nous est tous arrivé. Et qui continue de nous pendre au nez. Ce livre n’est pas un livre de rédemption, ni de résurrection, c’est un livre de séparation. Raison pour laquelle on pleure en le fermant.
Pas très critique, encore moins scientifique, de le dire. Les pores parlent et l’âme, si elle existe, vibre. S’être tu, ne pas s’être rebellé, tout cela reste une contention qu’on s’impose. Bien sûr que nous voudrions autre chose, nous voudrions que ça n’ait pas eu lieu, mieux, qu’on ne puisse pas voir ça jamais. Ni Auschwitz, ni ça. Le livre de Lançon contre la pensée magique.

SON VISAGE A ÉTÉ COUPÉ EN DEUX

Nous sommes de cette société qui voudrait un contrat social efficace, équitable et civilisé et pas ce boucan infernal des kalachnikovs. Nous voudrions une réunion et c’est le contraire comme jamais. Nous n’aimions pas ces thèses sur les civilisations en conflit et nous sommes en conflit avec ces thèses. Lançon est sans haine. Son visage a été coupé en deux, notre vie coupée en mille. Sa vie d’avant l’hospitalisation le 7 janvier et sa vie d’après : est-il un autre ? C’est ce que ce livre interroge, et qui nous interroge. Et nous, sommes-nous comme avant ? Pouvons-nous nous envisager comme si Barcelone ou Nice n’avaient pas été remontés par des camions de cons ? Sommes-nous tous des rescapés de Charlie et du Bataclan, de Bruxelles ou de Toulouse ? N’avons-nous tous pas été détruits par cette intrusion au cœur de la liberté d’écrire, de rire, de rêver, de se bagarrer pour du beurre. Bernard Maris n’est pas mort pour du beurre ni les autres, Wolinski ou Cabu, tous ceux du Bataclan. Nous sommes sous le coup de ces moments qui en ont tué certains et une part intime, inconnue, de nous.

DIX-SEPT OPÉRATIONS PLUS TARD

On ne ressort pas détruit de ce livre d’une reconstruction. Mais inquiet. Notre société comme une cicatrice de Lançon devrait être réunie mais ça se sépare encore et toujours. Ça se coupe encore et toujours. Des orostomes dans tous les membres du corps social, ça fuit, ça suinte, ça saigne aussi. Ça se brise entre nord et sud, est et ouest européen, entre misère et ultrarichesse, entre nous et eux. Philippe Lançon est en lambeaux comme la peau de ses greffes, dix-sept opérations plus tard. La pensée du Prado le sauve-t-il ? Oui parce que cette pensée, ou ses visites à Guimet ou au Louvre, l’attirent, le tirent, l’enveloppent comme des baumes. Ou Proust ou Henry James qui réunissent une part de son passé et l’arriment à maintenant, malgré les insomnies, en dépit des multiples billards vers lesquels il descend, suivi de ses deux flics en arme, avec Les lettres à Milena de Kafka. La suture au prix de l’écriture. Combien de mois aux Invalides, combien de mots pour se reconstituer ? On voit page après page se réunir le Lançon d’avant, fini et celui d’aujourd‘hui, vivant, indéfini.
L’âme existera tant que l’art, cette vaseline, adoucira les plaies !
Son livre est plus grand que lui, plus large que nous, plus ouvert et moins endormi. Ce livre nous confronte à tout ce qu’on ne fait pas pour que le monde reste sur son axe et les hommes sur leurs deux jambes.

Gilles Cervera
Le lambeau de Philippe Lançon aux éditions Gallimard. 21€

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Edito

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