Il y a nouvelles et nouvelles. Les nouvelles d’un journal. Les nouvelles d’un livre. Jacques Rouil fait se rejoindre le journalisme et la littérature dans ses « nouvelles du monde actuel », sous- titre de son nouveau livre Si près de l’abîme. Ses nouvelles nous parlent des marges, principalement rurales, mais avec quelques échappées vers les banlieues. Toute ressemblance avec la protestation populaire contemporaine n’est pas pure coïncidence.
Profondément attaché au département de la Manche où il est né (bien que vivant dans la métropole rennaise), Jacques Rouil nous dit dans tous ses livres (romans, récits autobiographiques, nouvelles mais aussi poèmes) ce qui l’anime profondément : un amour de sa terre, de ses paysages familiers, une fidélité sans faille à ses ancêtres, à tous ceux qui ont cultivé cette terre au cours des siècles. Et Dieu sait s’il nous parle, pourtant, de contrées où il vente, où il pleut, où la glaise colle aux sabots (« Le ciel couleur de cendre et de charbon de bois pesait comme de gigantesques sacs de patates sur cette vie ankylosée ») mais avec ces embardées de soleil qui suscitent inlassablement, chez lui, émoi et contemplation.
Une galerie de personnages à la fois touchants et truculents
Mais l’époque ne lui plaît guère. Jacques Rouil nous dit, à travers les personnages de ses nouvelles, ce qui le travaille profondément et qui n’en finit pas de susciter sa réprobation : la morgue des puissants, les réflexes identitaires exacerbés, les assauts de l’islam radical et aussi toutes les formes d’intégrisme écologique, car elles touchent à ce fond paysan qu’il n’a pas perdu. Les nouvelles de son nouveau livre disent tout cela à travers une galerie de personnages à la fois touchants et truculents, parfois tragiques, toujours campés avec justesse par l’auteur. Ses nouvelles racontent ainsi l’histoire d’un paysan revenu d’un coma de plusieurs années et qui découvre que sa ferme a été expropriée pour les besoins d’une centrale nucléaire. Elles racontent l’histoire d’un jeune banlieusard pris en auto-stop par un paysan qui finira par « l’apprivoiser » et même l’embaucher. Elles racontent un kidnapping tragique pendant la Coupe du monde de football. « On a décidé d’expérimenter un jeu, comme à la télé, mais en bien plus intéressant. Si la France gagne contre le Togo, tu gagnes ta peau. Si elle perd, je te saigne ».
Cette nouvelle aux allures prémonitoires racontant « la mort d’une cathédrale »
Le « morceau de bravoure » de ce livre est une nouvelle (qui valait un petit livre à elle toute seule) intitulée « Le prophète » dans laquelle Jacques Rouil nous livre l’histoire d’un Jésus contemporain né dans un fourgon (puisque Joseph et Marie, ses parents, n’avaient pas pu faire autrement) et qui, à force du bien autour de lui d’une manière surprenante, finira par susciter haines et jalousies.
On soulignera aussi cette nouvelle aux allures prémonitoires racontant « la mort d’une cathédrale » (à cause, cette fois-ci, d’un acte terroriste). Et aussi celle écrite pendant la crise des Gilets jaunes où l’on assiste au sort d’un manifestant frappé mortellement par son frère policier. « Putain, Armand, je t’avais pas r’connu ! Oh nom de Dieu ! Qu’est-ce qui m’a pris ? C’est moi qu’ai tapé ! ».
Si le ton est parfois tragique dans les nouvelles de Jacques Rouil, il y a le plus souvent des ouvertures. Le monde n’est pas clos malgré sa noirceur. L’auteur nous dit, entre les lignes, qu’il fait confiance à la bonté des individus pour ne pas sombrer définitivement dans l’abîme. Des formes de réconciliation existent. Des consciences peuvent évoluer. L’empathie n’est pas un vain mot sous sa plume. Mais c’est un homme écorché qui nous en parle…
Pierre TANGUY
« Si près de l’abîme, nouvelles du monde actuel », Jacques Rouil aux éditions quint’feuille, 324 pages, 20 euros.