Rencontrer Rolande Alonso-Ravé expose à croiser toutes les vies qu’elle n’aura pas en stock pour vivre toutes ses vies, le risque étant qu’un moment dans son atelier de Courtoisville à St Malo ne suffise non plus à dépeindre ce que cette peintre peint.


Cela fait longtemps qu’elle a commencé. Depuis l’enfance, que Rolande D. (nous reviendrons sur cette histoires de nom puisqu’elle en a plusieurs à sa disposition), depuis longtemps qu’elle peint sous deux noms et les soustrait à la vue, en général. Et pour de bonnes raisons. Depuis toujours que cette fougeraise crayonne, dessine, peint et surtout regarde.

Elle regarde ce qu’elle peint et peint ce qu’elle regarde. Soyons plus précis. Elle regarde ce que sa main a peint. Non, ce n’est pas suffisant. Elle regarde ce que sa main a repéré du dehors et du dedans, elle dit même, surprise que ce qui est peint pourrait l’être par la main de l’inconscient. Le chemin de Rolande Alonso-Ravé fait la navette entre l’enfoui, le pas visible et la toile, via l’espace, les événements, la radio, et le reste, dont la baie, ah la grande affaire, la baie !

Rolande Alonso-Ravé parle de la baie parce qu’elle part de là, celle du Mont Saint Michel : sa révélation. Permanente. Jubilatoire.  Révélant quoi sinon, à ses confins, où l’estran s’élargit à l’infini, où les tangues tanguent, où la mer a des prés qu’elle vient peigner, entre le ciel et la vase des vers et des coques, Rolande Alonso-Ravé dit qu’il y a là, à ce point flou et précis de la baie, là, quelque chose qui se rejoint. Une jonction entre infime et infini. Quelque chose qui se tisse entre les deux bouts d’elle-même. Cette impression d’exister, de faire partie et, en même temps, cette quasi disparition de soi. On est si minuscule à cet endroit-là, la baie dévore et révèle. Tout compte, à égalité, le grain de sable et la silhouette humaine s’équivalent. Si vous passez par-là, ce petit point de femme qui bouge à peine, c’est elle dans sa palette.

La baie : une dévoration et une révélation. Regardez donc ses toiles !

Le noir pourrait occuper tout dans les tableaux de la peintre en ce moment. Mais elle le fait disparaître, elle le retranche, le trance à vif, elle l’ouvre, et ce qu’il reste du noir acrylique, ou du transvasement de l’encre, ou des fusains qui ont infusé, grattant la toile, il reste d’apparue quoi sinon la lumière. Elle va la chercher. Elle la trouve dans le noir, entre les gris, venue de derrière la toile comme on dit. La lumière, on repense à la baie, ses toiles partent à sa recherche.

Après avoir beaucoup effacé, beaucoup peint, posé un détail qui fout tout en l’air, c’est elle qui le dit, elle y revient, s’acharne, la lumière à naître, la lumière attendue, espérée, la lumière surgit.

Exactement comme ce qu’elle tient à dire de la nomination d’une toile. Son titre vient, s’il vient, toujours après coup, toujours loin de l’intention. Un surgissement. Toujours comme une évidence. Ce ne peut être autre chose, pour elle que ce titre imposé par la toile. Ici l’homme seul confronté au poids du monde, là les réfugiés, leur drame, dans ces gris dégradés, sous ces àcoups tranchés, avec ces linéaments qui filent sous ce sombre sombre du ciel, le tableau est leur assomption, le tableau dit d’eux, le récit des réfugiés. Alors qu’elle s’était comme d’habitude avancée vers sa toile blanche sans idée préconçue. Rien avant et cette évidence après. La correspondance avec l’événement. À ce moment de ma proposition, vous vous imaginez des toiles figuratives, c’est le contraire. Du dé-figuratisme plutôt, du blanchiment, de la disparition, Rolande Alonso-Ravé travaille la toile pour qu’elle se réunisse, par moment, avec celui qui la regarde.

Ainsi de ce qui aurait pu, dans la toile, faire penser à un arbre. Elle a repeint, a déplacé les formes, il reste de l’arbre son âme. L’âme est peinte parce qu’elle a fait disparaître la chose. Pour l’âme des réfugiés, c’est pareil.

Les temps sont à l’émotion et chaque seconde en fournit, dans le monde et dans toutes les maisons dont celle du peintre. Un fils proche dont le vacillement fait vaciller le monde,  elle est convoquée à toutes ces secondes et la toile en met certaines en forme. La toile permet de vivre. Est vitale à la peintre dont la blouse ne ferme plus, mais l’endroit où elle essuie ses mains fait penser à des mouchoirs de larmes, lesquelles ont les couleurs de l’encre et de l’acrylique. Rarement le rouge, du bleu parfois, ou le jaune, cette lumière de derrière… Pour peindre, elle va moins du gras au maigre que du dehors au-dedans. La peintre a besoin de respirer, de prendre le large, les chemins, la marche, son nom à elle pointe ici le bout de son nez, et vite revenir au tableau, tout le temps.

Le dedans est un autre monde. Pourrait exploser si pas peinture, si pas expressivité, si pas liberté. La peinture de cette peintre est d’ordre respiratoire et libératoire, garantie de la marche !

Signature. Nous avions promis d’y revenir, même si notre format est court. Prenons le temps de voir au dos des toiles, Alonso-Ravé, ce sont les deux noms de son histoire d’adulte. Alonso respire l’Espagne des Espagnols, il nous ramène vers Mariano Otero qui fut sur le chemin et puis elle a bifurqué et Ravé, l’autre lien qui la lie, l’être cher qui regarde par-dessus l’épaule la forme qui apparaît autant qu’elle disparaît. Alonso-Ravé, deux noms qui ne sont pas le sien. Voilà pourquoi cette signature si légèrement appuyée, et pourquoi souvent pas, sauf au dos du châssis.

Pourquoi ? Pour laisser libre le regard, dit-elle. Pour ne pas mettre cette forme du nom en travers de la forme du tableau. Elle dit que la peinture signe, en soi.

Elle dit qu’il n’y a pas besoin de signer d’un nom puisque c’est la peinture qui importe, elle qui lie à celui qui regarde, alors que le nom viendrait en travers. On cherche à mieux comprendre et elle parle des galets qu’on trouve par terre et qui sont si beaux, des milliards de tableaux que la nature offre ! Ou des coins d’herbages ou des bouts de rien, morceaux de bois, ambres de flaques, qui sont là sur les cimaises du ciel, à portée de tous. Elle n’est pas sûre qu’ils sautent aux yeux de tous. Ses tableaux à elle s’ajoutant à ceux-là.

Est-ce que la nature signe son œuvre ?

Avez-vous en shootant dans un caillou moiré et l’ayant mis dans votre paume, l’ayant admiré voire  gardé et posé sur une étagère, avez-vous dessous, devant, ou sur le côté vu une quelconque signature ?

Est-ce qu’on voit ce que Rolande Alonso-Ravé voit quand elle regarde le miracle du vital, ces minuscules cyclamens qui viennent au beau milieu de l’herbe, ces traverses qui servent de clôture et s’avèrent des totems, ou le crucifié si le paysan y a abandonné l’enroulement rouillé des fils barbelés ?

Rolande Alonso-Ravé voit le pas vu et elle le peint.

Voit l’invisible qu’elle peint.

On pense à Olivier Debré, on pense à De Staël, elle nomme Geneviève Asse ou Tal Coat, et on ressent leurs ondes et plus surprenant, mais elle aime les surprises, elle parle aussi de Raphaël, le portrait de Castiglione exposé au Louvre dont le gilet de fourrure reste une révélation. De gris, de matière, de finesse !

Rolande Alonso-Ravé voit et peint.

La visite de l’atelier appelle à prendre son temps encore et ça tombe bien puisque ces temps-ci, du 21 novembre au 20 décembre, l’église Saint Sauveur à Saint Malo présente ses dernières œuvres. Montrées en même temps que les sculptures de Michel Thamin.

Courez-y, sensation garantie.

Gilles Cervera

Exposition « De la pierre à la toile », du 20 novembre au 20 décembre, Chapelle Saint-Sauveur, Saint-Malo Intra Musros.
Entrée libre tous les jours de 10h à 12h et de 14h à 18h
Tél. : 02 99 56 24 68

Site officiel de Rolande Alonso-Ravé

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