Dans une même ville, plusieurs villes sont visibles. Et plusieurs invisibles. Marie Pillet photographie à même la première couche, ce filigrane d’eau qui, par moment, recouvre les trottoirs, les places, les rues où marchent les passants. Son travail est exposé du 15 septembre au 15 octobre à la galerie de l’Escalier à Rennes.


Les pluies rennaises fournissent à Marie Pillet une optique de plus à son appareil. Lequel est posé plutôt à l’horizontale comme un corps qui danse au bord des flaques, inversant la ville, la cherchant comme on regarde, à table, le convive d’en face à travers le goulot étroit puis le dévasement d’une bouteille. Les enfants jouent avec cela sans qu’on s’en aperçoive, inversant le visage de leurs parents, étirant leur nez ou leur cou jusqu’au plus loin, puis ils ouvrent l’autre œil, cherchent à se réassurer. Foin de goulot ni de carafe en l’occurrence, c’est bel et bien de la ville qu’il s’agit, dont nous reconnaissons les façades, nous nous y retrouvons. C’est bien Rennes que nous voyons dans les portraits d’eau de Marie Pillet.

Son regard irisé, juste à la bordure où l’on reconnaît les gens qui passent, le beffroi ou les arceaux du Palais du Commerce, les façades de St Georges données au ciel et dedans, ou plutôt au bord, ce qui donne à douter, quel est ce trouble jeté par la photographe ?

Marie Pillet doute de tout

Où est l’envers et où est l’endroit ?
Elle met à l’endroit ce qu’elle voit à l’envers. Georg Baselitz, l’autre Picasso, allemand celui-là, a fait dans une de ses périodes ce geste incroyable de renverser ses portraits. Pour qu’on les voie autrement, qu’on regarde d’abord une forme, un ensemble dépersonnalisé et ensuite, dans un second temps, un contenu portant à voir le portrait d’une personne. Baselitz a peint ses immenses formats, à l’envers. Et nous les regardons, nous, les regardeurs, debout sur nos jambes, référés coûte que coûte à la Loi de Newton alors que dans ce qu’on regarde, ce vis-à-vis baselitzien, le cou est en haut de la toile, le front en bas, et les pommettes une colline double au mitan du tableau.

Marie Pillet, à sa manière, inverse Rennes

Dans une expo, il n’est pas autorisé de prendre la photo et de la repositionner dans l’autre sens. Je ne vous y encourage pas, les ennuis pourraient s’ensuivre ! Mais un livre, il est possible de le lire à l’envers. Les petits enfants, pour faire croire qu’ils lisent, alors qu’ils ne savent pas encore lire, nous imitent en s’asseyant sagement sur un fauteuil et pour ressembler encore plus aux adultes, ils se saisissent d’un livre ou d’un journal et le lisent, font semblant, même et y compris si le livre est à l’envers.

Comme pour le regardeur de Baselitz, l’enfant réajuste, non pas les lettres car mettons qu’il ne déchiffre encore que son prénom, mais il est fort à parier qu’il réajuste l’image, la réagence et voit l’âne ou le Barbapapa à l’envers alors qu’il le lit à l’endroit, le remet dans le bon sens sans avoir besoin de retourner le livre ni la page. L’œil du cerveau reconnaît ce que l’œil de l’œil ne montre pas !

Suivons Marie Pillet avec ce regard de retournement. Voire, prenons son album  et, sans le lui dire, retournons-le ! L’irisé apparaît en haut, les feuilles d’arbres qui le jonchent reprennent leurs formes de feuilles. Il y a dans l’exercice une contemplation soudaine qui se reforme. Ah ! C’était donc la flaque d’eau sa source d’inspiration !

Marie Pillet est une photographe de flaque et d’eau

Les enfants sautent dedans à pieds joints et elle, au ras des éclaboussures, en photographie au millimètre la ville qui s’y déploie.

Marie Pillet, portraitiste d’eau ! Celle du canal qui coule sous ses fenêtres ou les eaux éparses de notre ville. Rennes, pas qu’il y pleuve souvent, mais lorsqu’il pleut, la ville se sublime. Marie Pillet prend acte de cette transcendance, cette élévation par le bas. Elle shoote à quatre pattes, descend au ras du plus bas pour trouver ce qui se passe en haut, ce joggeur à la course, ce pas léger qui danse au-dessus, ces parapluies qui passent ou ces silhouettes qui nous toisent. La flaque est un œil et Marie Pillet est dedans.

Dedans l’œil qui passe en revue la ville, ses façades ou ses clochers, ses tours  modernes ou médiévales. La ville irisée que l’eau renouvelle. Lustrale comme un regard refait à neuf. Cette couche suburbaine qui pellicule les bitumes, sature les trottoirs bossués, les allées de graviers. Marie Pillet ne traque pas, c’est la pluie qui régale !

Et le baptistère s’enchante

La ville est à plusieurs couches. Les archéologues le savent, ceux qui visitent avec leurs fourchettes et leurs balayettes les dessous. Au-dessus, il y a nous, les passants ou les habitants qui croyons habiter les Horizons ou l’Eperon alors qu’à Bourg l’Evêque ou au Colombier, apparaît une autre ville. L’outre-ville comme Soulage peint l’outre-noir. L’outre ville, qui disparaît quand ça sèche, revient sous les bruines, différemment collationnée par ceux qui voient ou ceux qui ne voient pas. Marie Pillet a des visions, elle les montre, c’est sa générosité. Elle donne à voir l’outre-ville, en surépaisseur et dans son filigrane en même temps.

Elle photographie l’entre deux, la couche intermédiaire. Gros plan sur la ligne de partage des eaux. Celle qui sépare le dessus du dessous, le réel de l’irréel. Elle fait une image avec ce qui ne sera plus jamais pareil. Elle stoppe le portrait de la ville juste en plein milieu du trouble : la ligne de flottaison est nette, mais furtive.

Restent ces photos d’un instant, et surtout d’une flaque. Avant que l’encre sèche dit l’écrivain. Avant qu’avec la flaque qui va disparaître, ne disparaisse à presque jamais ce que Marie Pillet a vu.

Gilles Cervera

Exposition du 15 septembre au 15 octobre 2014
Galerie de l’Escalier 9 rue Poullain-Duparc – Rennes
Portraits d’eau – Ville de Rennes

Exposition du 15 septembre au 15 octobre 2014 Galerie de l’Escalier 9 rue Poullain-Duparc – Rennes Portraits d’eau – Ville de Rennes

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