Robert Plant, St Vincent, Xiu Xiu, Angelo Badalamenti ou Mel Brooks, Kyle Maclachlan : le nouveau festival of disruption que lance David Lynch les 8 et 9 octobre à Los Angeles sera un nouvel exemple de l’ambition d’un art global du génial réalisateur. L’occasion de revenir sur ses liens avec la musique avec Jean Foubert, essayiste et critique, auteur de L’art audio-visuel de David Lynch (éditions L’Harmattan, 2010) et qui prépare actuellement un ouvrage sur la série Twin Peaks alors que sa 3ème saison doit être diffusée en 2017.


« Life is a festival of disruption (La vie est un festival de perturbations). » C’est en s’inspirant de cette citation de Maharishi Mahesh Yogi, son maître en méditation transcendantale que David Lyncha nommé le festival qu’il organise les 8 et 9 octobre à l’Ace Hotel de Los Angeles. On pourra y entendre Robert Plant, St. Vincent, Rhye, Jon Hopkins, la musique de Twin Peaks par Xiu Xiu, Sky Ferreira ou le compositeur fétiche de Lynch, Angelo Badalamenti. Mais le réalisateur a également invité Mel Brooks, « son » acteur Kyle Maclachlan, Debbie Harry ou Laura Dern. En mêlant danse, musique, expositions de photos, conférences animées, projections de ses films Eraserhead, Blue Velvet ou Elephant Man, Lynch se rapproche de sa vision d’un art global. Les bénéfices de son festival iront à sa fondation destinée à financer l’apprentissage de la méditation transcendantale, pratique qu’il évoque comme essentielle dans son processus créatif. Un processus qui donne à sentir ses œuvres plus qu’à les visionner ou les écouter. La musique est en cela une part majeure. De Chris Isaak à David Bowie, de Rammstein à Antonio Carlos Jobim, de Lou Reed à Angelo Badalamenti, Lynch use de la musique et de la chanson comme d’un élément narratif.

Entretien avec Jean Foubert, auteur de L’art audio-visuel de David Lynch (éditions L’Harmattan, 2010).

Comment, selon vous, Lynch donne-t-il sa place à la musique dans son “cinéma des sensations’’ ?
“Cinéma des sensations’’, sans doute totalement. Lynch a cette faculté, ce don à nous faire éprouver, ressentir la texture, la matière des choses, du monde. Et -c’est absolument caractéristique de Lynch, c’est par l’image et le son, la musique, cette combinaison des deux, que l’on rencontre quelque chose de quasiment tactile, quelque chose que l’on ressent physiquement comme si on l’éprouvait, le touchait, palpait ce quelque chose. On est dans l’intime. Et dès qu’on est dans l’intimité des choses, on est aussi dans quelque chose de dérangeant. Nos sensations sont bien de l’ordre de l’intime et dans le même temps, on aborde autre chose qui ne nous appartient pas : on ressent aussi une sorte de violation, une « infamiliarité ». Dès qu’on touche à l’origine des choses, on n’est vraiment pas loin de l’aliénant. Et là, le son, la musique, se sont pas que des amplificateurs. Dans tous les cas, ontologiquement, et le cinéma de Lynch le vérifie, l’ouïe précède la vue. Au fond du creux de l’oreille découpée dans Blue Velvet, il n’y a rien que du vide et du son. Comme, si une fois, dépouillé de tout, du monde, il ne restait plus que du son. The Sound of silence’’. Je pense que, chez Lynch, le son, les musiques, font littéralement pulser, vibrer les choses, les arrachent au silence. Mais l’image informe le son autant que le son l’informe.

Par quelles étapes est-il passé depuis ses premières œuvres animées en intégrant la musique, déjà essentielle dans Eraserhead , (son premier long métrage sorti en 1977) ?
L’anecdote est connue : avant de devenir cinéaste, David Lynch voulait devenir peintre. Et il a notamment été étudiant en art à Philadelphie. Un soir, il travaillait dans un studio de son école d’art. Il peignait quelque chose d’une nature morte ou d’un jardin. Il a eu là une hallucination visuelle “bien réelle’’ : de son propre aveu, il ne prenait pas de drogue ou bien n’en avait pas pris ce soir-là.  Il a entendu un coup de vent violent. Et, là, il a eu l’impression que sa peinture avait commencé à s’animer sous l’effet du vent, sous l’effet d’un bruit. Et c’est à cet instant précis qu’il a décidé de mettre en branle ses peintures, en fait, de se mettre au cinéma. C’est en un sens le son, le bruit du vent – annonciateur des fameux drones qu’on entendra dès Eraserhead – qui fait bouger l’image fixe de la peinture, qui amène Lynch au cinéma, qui arrache les choses au silence, à la mort, à l’immobilité.

Il me semble que Lynch crée des “films dans le film’’. Cela me paraît flagrant dans Lost Highway. N’y parvient-il pas surtout grâce à l’utilisation de la musique et de musiciens et chanteurs très spécifiques ?
“Caster’’ des chanteurs comme Chris Isaak ou David Bowie apporte nécessairement quelque chose au film, comme une signification, une dimension supplémentaire. Quelque chose qui enrichit le film et qui qui tient tout simplement à la personnalité, à la discographie, à l’univers de l’artiste. Cela crée des bifurcations mais révèle aussi des convergences surtout quand certains titres, Wicked Game de Chris Isaak dont Lynch a réalisé le clip ou I’m Deranged de David  Bowie, sont emblématiques des films Sailor & Lula et Lost Highway et de leurs thèmes centraux, une belle histoire d’amour d’un côté, une sombre histoire de démence de l’autre. Les musiques sont à la fois dans le film et en dehors. Elles convergent en même temps qu’elles divergent d’avec le film. Celui qui a vu Sailor & Lula n’écoutera plus jamais Wicked Game de la même manière mais pareillement que serait Sailor & Lula sans Wicked Game ?  Une chanson, une phrase musicale est saisie dans le déroulé du film. Mais elle continue de se saisir dans son propre déroulé. Donc, elle est tout à la fois un détour et une continuation.
Bifurquer/converger : c’est vraiment très important quand on parle de musique et de son au regard du cinéma de Lynch. Et au regard de ce que ses films nous racontent, nous donnent à voir. I’m deranged de Bowie converge/amplifie l’ambiance inquiète, mystérieuse, angoissante de Lost Hiwghay, Im Abendrot de Richard Strauss, la passion amoureuse et la beauté d’un coucher de soleil planté dans un paysage désertique dans Sailor & Lula. Ou, ailleurs, au contraire, la musique diverge, contraste d’avec l’image. Comme, quand Frank violente Jeffrey et que nous entendons la belle et tendre balade de Roy Orbison, In Dreams (dans Blue Velvet).

Connaissez-vous les circonstances de la rencontre de Lynch avec Angelo Badalamenti, son musicien fétiche et la façon dont ils travaillent tous les deux ?
David Lynch commence à travailler avec Angelo Badalamenti sur Blue Velvet. Isabella Rossellini devait prendre des cours de chant pour interpréter la chanson titre éponyme du film. Le producteur a proposé de faire appel à l’un de ses amis, Angelo Badalamenti. Lynch a été très satisfait du résultat. Il a demandé par la suite à Badalamenti de composer un autre morceau pour le film Mysteries of Love car la production n’avait pas les moyens de payer les droits d’utilisation d’une chanson de This Mortal Coil. Enfin, David Lynch écoutait beaucoup Chostakovich quand il écrivait le scénario de Blue Velvet. Alors il a demandé à Badalamenti de s’inspirer du compositeur russe pour écrire la musique du film.
La manière dont David Lynch collabore avec Badalamenti dit bien l’importance qu’ont la musique et le son aux yeux du réalisateur. Pour lui, la musique et le son ne se superposent pas à l’image du beurre sur une tartine. La musique et le son se pensent et s’imaginent dès le début de l’écriture. Ils sont intimement liés au récit et à l’image. Lynch suggère une idée, une image à Badalamenti qui commence à composer la musique en réponse à l’idée. Nous avons dit plus tôt que le cinéma de Lynch était un cinéma de sensations mais c’est aussi et surtout un cinéma d’atmosphère. La musique et le son permettent de créer cette atmosphère. Lynch diffuse de la musique pendant le tournage de ses films de manière à plonger son équipe dans l’atmosphère qu’il souhaite installer. Le directeur de la photographie, les acteurs entendent la musique et comprennent comment la scène doit être filmée et jouée.

Il me semble que Lynch est le réalisateur dont l’esthétique et la quête artistique d’un art global, d’un ‘cinéma des sensations’ se rapproche le plus de la démarche de David Bowie. Au-delà de sa participation en tant qu’acteur dans Twin Peaks Fire walk with me puis en tant que musicien et chanteur pour Lost Highway, savez-vous si une admiration réciproque a existé et s’ils se sont se sont bien entendus ?
Je suis convaincu que l’admiration était mutuelle, que l’entente et la collaboration ont été excellentes. La performance d’acteur de Bowie dans le film Twin Peaks est juste incroyable et Lynch a toujours dit que l’ouverture du film Lost Highway lui avait été totalement inspirée par le titre de Bowie I’m deranged. David Bowie devait tenir un rôle dans la troisième saison de la série Twin Peaks. Sinon les attitudes, les pratiques, les itinéraires et les psychologies me paraissent bien distincts. Bien qu’on ait dit que David Lynch était le Jimmy Stewart de la planète Mars et qu’on connaît tous le Life on Mars de Bowie…

Le Lynch musicien suit-il selon vous, avec ses compositions, le même objectif d’un art global, qui serait de l’ordre de la sensation ?
Les musiques composées, produites par David Lynch, elles sont à l’image des soundtracks de ses films, assurément placées sous le signe de la diversité, de l’éclectisme et pas strictement expérimentales. Alors oui global, en un sens : compositeur polonais de musique expérimentale,  Krysztof Penderecki,  compositeur allemand néo-romantique Richard Strauss, génie, icône et mythe de la pop anglaise, David Bowie, héros du rock industriel, Trent Reznor ou star interplanétaire du rock’n’roll, Elvis Presley pour ne citer qu’une poignée d’influences… Tout cela et bien plus informe Lynch quand il fait du cinéma et de la musique. Et Lynch tente et s’essaye à tout avec plus ou moins de réussite : le rock avec le projet pour le moins mitigé Blue Bob, le hip hop avec l’excellent Real Indication, ou des choses radicalement plus exigeantes, intrigantes avec Marek Zebrowski…
Et tout cela informe bien naturellement également la programmation extrêmement riche et ouverte du Festival of Disruption. Festival également ouvert sur la diversité des arts et des pratiques : cinéma, photographie, réalité virtuelle, etc… Alors global oui au sens, pour paraphraser Lynch, d’un tout plus grand que les parties qui le composent.

Grégoire Laville 

Festival of disruption les 8 et 9 octobre à Los Angeles

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Plus d’infos sur le site de l’Ace Hotel
Festival of disruption les 8 et 9 octobre à Los Angeles

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