Skeleton Tree de Nick Cave : au nom du fils HermineHermineHermineHermine

Nick Cave and the Bad Seeds, 33 ans de redéfinition du rock à travers 15 albums complémentaires;  son déroutant, voix familière, comme les chapitres d'une longue histoire qu'on voudrait sans fin. Des mauvaises graines résolument productives puisque c'est un arbre déjà centenaire qu'elles hissent hors de terre. Après le diaphane Push the Sky Away que Nick Cave comparait à un fantôme nouveau-né, voici son double inversé, le ténébreux mais vibrant Skeleton Tree, l'arbre mort-né, squelettique certes,  mais loin d'être abattu. 


Skeleton Tree de Nick Cave : au nom du fils

Ce tome 16 cru 2016 de la grande parabole musicale oscille lui aussi entre chimère et réalité et on n’en attendait pas moins du groupe australien, mariant depuis toujours mélodies éthérées et imaginaire tourmenté. Cette fois pourtant l’obscurité inquiète. Scrutée voire suspectée par tous ceux qui s’attendaient à un album sanctuaire, l’atmosphère saisissante de ce nouvel opus n’est en rien le reflet de la saison en Enfer que Nick Cave vient de traverser. 

Son fils Arthur, tombé d’une falaise, décède en juin dernier tandis que Nick est déjà en plein enregistrement studio. Skeleton Tree a pris la foudre et en porte évidemment les cicatrices, mais ce n’est pas un album catharsis. Sombre, c’est vrai. On s’y sent parfois comme l’enfant perdu dans la forêt; on interprète comme lui chaque grincement, chaque plainte mélancolique comme l’appel lancinant de spectres errants. Pour autant, cette brume mystérieuse est le décor qu’il fallait à ce recueil de fables magiques. 

Probablement qu’un artiste jugé superficiel en arrive parfois à souhaiter quelque terrible nouvelle à exhiber pour étoffer son personnage, mais les âmes torturées, les hypersensibles tel Nick Cave n’ont nul besoin que le destin leur offre matière à panser. Alors bien sûr, il y aura toujours quelques entomologistes de l’âme pour aller extraire quelques mots de leurs contextes pour obtenir la preuve que Nick Cave fait référence à son fils, mais on pourrait aussi bien appliquer ce système absurde aux albums précédents et en déduire qu’il a perdu beaucoup, beaucoup d’enfants.

Réservé et très pudique, Nick Cave ne s’est jamais pris lui-même en sujet d’étude, n’a partagé de ses réflexions que celles qui touchaient à l’humanité, sans jamais engager son intimité. Nick Cave est un conteur, un passeur d’histoires hanté de destins anonymes, de vies anonymes qu’il offre à la prospérité. Ceci explique d’ailleurs la longévité du groupe et leur capacité à se renouveler constamment : forts d’un style musical en marge et de textes à portée universelle, ils n’ont jamais tourné en rond, explorant chaque fois de nouvelles pistes musicales et de nouvelles émotions pour faire de chaque album une pépite insolite, une planète à part dans un univers musical toujours en expansion.

Néo-, post-, alternatif, expérimental, indépendant, autant de termes associés au rock version Nick Cave…mais comment classer ce qui n’appartient à aucun genre, ce qui explore mais ne s’attarde jamais, puise dans ses racines pour se hisser vers le ciel. C’est un son nouveau, tentaculaire, qui nous attire dès le premier titre dans un gouffre magnétisant. Le décor est vite posé et n’est pas fait pour nous rassurer : il fait noir, infiniment, profondément. Visiblement, la mission du précédent album est accomplie : ils ont poussé le ciel plus loin, tellement loin qu’on a quitté la Terre. La pochette de l’album le préfigure : Nick Cave et ses Bad Seeds s’improvisent Space Invaders. 

C’est un au-delà double, mi-cosmique, mi-mystique, musicalement baigné d’échos, de rythmes ressassés se mêlant aux mots scandés de Nick Cave. Les mélodies sont dissoutes, vaporeuses mais glaçantes, jusqu’au point mélodique, jusqu’au refrain qui nous extirpe soudain des profondeurs et nous délivre de la pesanteur. Oubliée, l’orchestration riche et linéaire de Push the Sky Away. Volontairement épurés, les arrangements laissent ici place à de sinistres accords de basse et à la lancinante litanie du synthétiseur. Les percussions se font discrètes mais déchirantes, appuyant le phrasé déjà percutant, déjà instrument de Nick Cave. Enfin, choeurs et violons, en sanglots longs et monotones à en réveiller Verlaine, achèvent de nous transpercer. Elle est bien là, la magie de cet album : la musique nous pénètre littéralement, glace nos veines puis chauffe nos coeurs dans un double-mouvement incessant, matérialisant cette foi à la fois omniprésente et mise en doute. 

Ainsi, dès Jesus Alone, superbe ouverte de l’album : « You believe in God, but you get no special dispensation for this belief now » : cette confusion permanente entre élévation mystique et physique, entre Ciel et Universel incite à s’échapper autrement que par la force divine, à trouver en soi la force de s’élever. Un voyage intérieur qu’esquisse à merveille le radieux Distant Sky, chanté en duo avec la soprano danoise  Else Torp. 

Ce voyage sidéral et sidérant n’est en effet pas dénué d’orées lumineuses. L’âme est encore accrochée aux branches et perce les ténèbres de lueurs enivrantes. L’espoir est là, errant, quelque part dans cet Espace béant. Distant Sky mais aussi Rings of Saturn opposent une providentielle clarté aux morbides Girl in Amber et Magneto où l’Univers s’écroule autour de ceux qui n’ont pu se relever, « We saw each other in heart and all the stars have splashed and splattered ‘cross the ceiling« , et il ne reste qu’une issue, recommencer, rembobiner, « one more time with feeling« . Extrait de Magneto choisi pour titrer le film documentaire qui accompagne la sortie de l’album et relate à la fois sa création et l’épreuve traversée par Nick, sa famille et toute son équipe : une façon pour l’auteur de répondre une fois et pour toutes aux interrogations que la mort de son fils a attisées, et surtout de garder le contrôle sur ce qui sera dit et montré. Oui, il est en deuil et il le sera certainement à tout jamais, mais Skeleton Tree n’est pas un album sur la mort de son fils ni sur le désespoir d’un père. C’est l’aboutissement de ce travail est en lui-même un acte de survie. Comme il l’a toujours fait, Nick s’est réfugié dans le travail, a peu à peu extirpé l’incommunicable fardeau en mettant en mots les maux des autres. Le drame nous change irrémédiablement et la seule façon de retrouver l’équilibre est encore de reconstruire sans la pièce arrachée, que rien ne pourrait remplacer. Alors Nick Cave a repris son oeuvre, maintenu le fil nécessaire entre l’identité perdue et celle à apprivoiser et, si c’est plus fragile, si c’est moins stable, le résultat de ce combat est un aboutissement. Nécessaire pour lui, indispensable pour nous, cet album d’un raffinement délectable nous hante bien au-delà de son écoute. Vertigineux. 



Kobalt/PIAS

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Edito

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