Sad Paradise, la dernière route de Jack Kerouac HermineHermineHermineHermineHermine

C'est un peu comme ouvrir une vieille boîte rouillée dénichée sous une planche du grenier. Difficile de contenir son émotion quand on découvre le monde secret d'un être perdu et aimé. Basé sur la correspondance inédite entre Youenn Gwernig, poète franco-américain d'origine bretonne, et Jack Kerouac, romancier et poète américain, ce beau livre ranime les vestiges d'une amitié transatlantique hors norme, une camaraderie de comptoir que la distance aurait pu briser, mais que le papier a continuée au-delà des mers et de la mort, scellant sur le papier l'ivre tendresse entre deux chantres de la liberté.


Sad Paradise, la dernière route de Jack Kerouac

Itinéraire d’une amitié
« Les poissons de la mer parlent breton » Ferlinghetti

*1947.* Denver. Quelques lignes serpentines griffonnées à la hâte, un feuillet de vers enfiévrés qu’Allen tend à Jack. Distraitement il l’attrape, suspend son verre et s’embarque. Il déchiffre, mal mais qu’importe, s’emporte, déjà il sait. Une lettre prise pour une autre et Sad Paradise devient Sal, Sal Paradise. C’est lui.

A lively world around my deadly eyes
Sad paradise it is I imitate,
And fallen angels whose lost wings are sighs.

L’ange paumé, ailes en lambeaux mais godasses increvables, il le voit déjà : * »quelque chose d’étranger et de loqueteux, quelque chose du prophète qui a traversé le pays à pied pour porter l’obscure Parole; et la seule Parole que j’apportais c’était « Ouah ! ». *Sal Paradise, mais oui mon pote ! La Route pouvait commencer.

*1967.* Dix ans que sa *Route* court le monde de mains en mains. On le traque, on l’adore, on l’imite. Le succès est là mais le feu sacré s’étouffe, piétiné par les médias. Ultime espoir : la route des origines. Ti Jean rembobine pour aller de l’avant. Rencontre fondamentale. Gwernig le grand barde celtique lui écrit un mot. Un envoyé de Little Brittany ! Clochard céleste vs poète des champs, le Bronx résonne des éclats de rires et de verres de deux nouveaux frères qui ne se quittent plus jusqu’au retour de Gwernig au pays. S’ensuit une correspondance truculente d’amis unis par la racine.

*1969.* Les lettres se suivent et ne les rassemblent pas. Jack aurait dû revenir en France mais son éditeur l’en empêche. Gwernig chante encore et toujours la vie, exulte dans cette nature qu’il chérit. Kerouac croupit en ville, se noie dans ses déboires. La route se sépare. L’un choisit l’espoir, l’autre la nuit.
Plus d’essence. Carbure au whisky, avance dans le brouillard. Encore et trop jusqu’au jour où ça casse comme une vieille bagnole. Au bout du rouleau, fin de l’histoire.

*2016*. Jack reprend des couleurs dans un Paradis artificiel bleu nuit.
Bleu comme le crépuscule d’une idole.
Bleu comme l’hématome jamais résorbé, le mystère jamais dénoué des origines.
Bleu comme l’Atlantique, seul petit obstacle entre Amérique et Armorique…
Bleu comme le blues d’un temps où l’on acceptait les risques parce que vivre en valait bien la peine.

Derrière les peines indélébiles, la grâce d’un condamné à la liberté et l’énergie solaire de son double inversé, l’amitié improbable de deux fous alliés. 

Sad Paradise est une route de nuit ponctuée de néons blafards. Et putain que c’est beau la route, la nuit.

L’enfant de l’art

René Tanguy est un homme migrateur, un photoconteur qui saisit sur le qui-vive des fragments, avec cette vivacité d’enfant et cette délicatesse d’orfèvre qui font de ses clichés des rêves incarnés. Une part de hasard ou de destin et l’instinct fait le reste : il collectionne au fil de ses voyages des fragments de monde décomposé qu’il réinvente à son gré, en de superbes puzzles d’instants qui livrent ensemble une nouvelle histoire. Selon Willy Brandt, « Cela fait partie du travail du photographe de voir plus intensément que la plupart des gens. Il doit avoir et garder en lui quelque chose de la réceptivité de l’enfant qui regarde le monde pour la première fois ou du voyageur qui pénètre dans un pays étrange. ». René Tanguy a de l’enfant le regard doux et la facétie, mais il en a surtout la spontanéité géniale, ce pouvoir d’extraire le sens des apparences, de capter de la réalité ce qui lui reste d’intime et d’intense. La vérité ne pose que pour les enfants.

Voyant voyageur

Dans ce très beau livre, ce voyant voyageur nous convie encore une fois à un périple déroutant, à travers l’espace et le temps. Pas d’apparente logique ni de trame narrative, on est dans ses livres en parfaite liberté. Seul repère : l’échange épistolaire, fil rouge hautement photogénique de ce parcours contemplatif, hommage sensuel et instinctif à deux hommes très différents mais qui ensemble lui ressemblent. Sad Paradise nous raconte comme en pensée, par pluie d’images, de flashs, de sensations furtives, trois années d’insolente amitié entre deux paumés radieux, Jack Kerouac et Youenn Gwernig. Du Bronx à Brest, ces deux frères de plume, de bourlingue et de bringue se sont aimés en frères, en déracinés d’une même terre, et c’est au rythme trépidant de leurs coeurs et esprits palpitants que se dévore ce livre superbe. 

Le grand Youenn et sa tribu

On ne remerciera jamais trop René Tanguy de cet hommage double qui sort le grand Youenn Gwernig de l’ombre de Kerouac. Cet artiste complet (auteur, poète, sculpteur, chanteur, musicien, peintre !) originaire de Douarnenez n’a pas sa place au second plan. Il nous a quittés il y a dix ans mais laisse derrière lui une famille d’artistes accomplis, une discographie géniale et un roman incontournable, La Grande Tribu, une épopée burlesque entre Grand Concourse et Harlem, dans le New York fou, fou, fou des minorités; à lire, à lire maintenant ! 



Editions Locus Solus, 208 pages, 32€

0 Commentaires

Laisser un commentaire

Abonnez-vous à notre newsletter

Edito

Articles similaires

Autres articles de la catégorie Essai