Avec Passim, le théâtre de François Tanguy s’ouvre à la complexité. Tour à tour Barthien, Brechtien, Fellinien, Huyghien, mais aussi Freudien, le monde de François Tanguy est un univers baroque qui rêve en plein jour. Une création du Théâtre du Radeau jouée du 5 au 14 décembre au Mans.
François Tanguy a arrimé son Théâtre du Radeau il y a de cela deux décennies au Mans (Sarthe). Depuis, Rennes l’accueille de loin en loin. Notamment, il y a peu, dans le cadre du bien nommé Festival Mettre en Scène, ce laboratoire de formes où l’on se sent mieux que des spectateurs, des témoins. Là, dans Passim, que Tanguy met en scène quoi sinon l’histoire du théâtre d’une part et ce rapport singulier avec le langage vu et entendu de l’intérieur. Comme si chacun s’écoutait du dedans de lui, estomac comme caisse de résonnance ou caisse claire du nez-gorge-oreilles ! Tanguy théâtralise depuis la résonance intime et ses multiples réverbérations.
Oui sans doute, Passim dérange, excite, et c’est vrai que les applaudissements qui s’ensuivent montent, mus davantage par l’empathie avec les acteurs, ces humains qui nous ressemblent et qui se donnent qu’à ce qu’ils donnent. Cet effort méritant notre salaire de mains qui claquent.
Tanguy ouvre à son univers propre. Peut-être au fond qu’il correspond aléatoirement, par instant, peut-être, par instant. La plupart du temps, il ne correspond pas.
Sans doute, paradoxalement, le contraire du théâtre populaire de Vilar et pourtant s’adresse-t-il à chacun mais par des voies bien compliquées. C’est le théâtre de la complexité.
Tentons d’y voir un peu clair. Juste un peu.
Ce que je trouve ici d’abordable et de formidable, c’est la démonstration globale des interactions sonores, visuelles, langagières. Leur jeu est total même si, évidemment, la frustration joue de l’illisibilité des personnages, de leurs silhouettes, de notre incapacité d’intelligibilité : de qui sont les mots prononcés, même si cet encyclopédisme n’est évidemment pas la question ! Même si, cela pousse en nous, quel est ce personnage ? Qui parle ? J’ai évidemment repéré Le roi Lear mais c’est le seul ! Quelle inculture : même pas vu le Misanthrope ni La Mouette ! Et dans ce jeu de devinette absurde qui a à voir avec l’absurdité et le dérisoire d’un jeu télévisuel à la Lepers, on se sent largué, frustré, débilisé. Il y a sans doute dans la colère froide de certains spectateurs, ou certaine colère plus chaude, de ce désappointement, de cette nudité crue à laquelle la fantasmagorie nous réduit. La culture ne serait que d’un côté et de l’autre quoi sinon cette vague sensation, désagréable, d’être des nazes ! Passons sur cet artefact qui doit jouer mais qui, somme toute, n’est que d’une importance sociale relative et nous confirme in fine que celui qui parle n’est autre que François Tanguy, ce zappeur didascalique, en quelque sorte le Godard des tréteaux !
Venons-en au complexe mais par le plus simple tout d’abord.
Les déplacements de cadre. Les bougés de formes. Toutes très linéaires, toutes en châssis, en règle, en table, en lignes perpendiculaires, bref, la scène devient un tableau de plus en compliqué, qui se déplace, glisse, joue, avance, recule, biaise, mais les lignes restent des découpages formels qui séparent, et au fond, révèlent. On parle partout et de plus en plus de multivers au lieu d’univers, sans doute est-ce aussi cela qui se joue !
Le dédoublement, la démultiplication des plans, leurs recouvrements. Sans doute. L’ordinateur, l’informatique, le bionique et le binaire aident au démultiplicatif, aux images décadrées, aux passages d’un cadre l’autre : ce théâtre est moderne.
Les lumières ajoutent à ce jeu une complexité formelle supplémentaire, et évidemment, une esthétique incontestable.
Comme si ces lumières permettaient de révéler, analytiquement, l’arête d’un châssis, l’angle d’un plateau, le cisaillement rectangulaire d’une forme. Cela révèle bien sûr de notre obscur, et je remonte au paragraphe précédent, qui parle ?, qui est-ce, est-ce le roi ?, oui la couronne le désigne, ses filles, bien sûr puisqu’il les nomme. Mais la mouette, mais Pedro Calderon de la Barca !! Peu importe. Le cadre se déforme. Les auteurs s’effacent, le coulissement de leurs mots, des époques, l’histoire implose sous nos yeux, fragmentation décidément. La forme prime. La structure aussi. Pas si moderne donc, donc daté, structuraliste finalement. Tanguy vient de là et cela se voit, dans cette jubilation de l’imagination, comment pourrait-on dire, pré-moderne ! C’est un théâtre multiple et qui se démultiplie. Un théâtre des fragments.
Barthien en quelque sorte.
Tanguy monte et démonte au fur et à mesure. Le texte, il le percute et le permute. Il le déplace autant que le reste. I.e les sensations !
La musique. Un sampling extraordinaire. Les sons se recouvrent, exactement comme dans la ville si l’on s’y promène, dans le quotidien d’une gare, bruits de conversation, écho de wagons percutés, appel téléphonique en série des voyageurs à quai, signe vers ceux du train, vitres toquées d’un doigt, main contre main aplatie mais séparée par le carreau, arrivée ou départ d’un train, annonce au micro, bruit de valises, roulement d’escalators. Le théâtre bouge le décor, l’espace est sonore, il opère, crispe donc, comme peut avoir de crispant le quotidien si l’on n’y consent. (Le psychotique se cogne, le névrosé se cabre !)
Les acteurs apparaissent sans qu’on s’identifie.
Brechtien donc !
Ils passent, se transfigurent, se transforment d’un sexe à l’autre, d’une figure à l’autre, d’un costume parfois même changé sur scène. Comme les cadres qui glissent, se rencontrent, s’éloignent ; les tables deviennent des socles, un dessous du monde et un dessus, un ciel sous la mer et un océan sur la terre, les personnages sont ici grossis, leurs voix de théâtre distancient l’identification. L’immersion n’est jamais qu’à demi. Tanguy nous immerge et ce faisant, il nous retient !
Voilà où je veux en venir.
Il n’y a pas d’identification possible, pourtant cela ressemble exactement à cette gare de triage où les hommes vont viennent travaillent échangent commercent pensent se croisent s’illuminent, d’amour, se dégradent, de vieillesse, de mort qui vient, s’éclairent, de naissance annoncée, perdent gagnent se haïssent se battent guerroient- meurent et vivent.
Cela nous ressemble mais cela ne nous rassemble pas. Le théâtre de Tanguy est fait de fragments et il fragmente : bombe symbolique à fragmentation. Il renvoie aux parts identitaires davantage qu’à l’identité. Il masque, voile, dévoile, démasque, il rend compte du monde et sans s’en rendre compte ne refait jamais les comptes. Il ne remet pas les pendules à zéro, à l’instar du monde, il les dérègle. Plus schizophrénisant que paranoïaque malgré ce qui pèse sur chaque héros.
Donc l’identité est à cœur mais samplée, déformées, reformée. La métamorphose permise au théâtre ressemble à ce qui se passe en chacun, dans l’immense gare du monde !
Allons plus loin.
Plus profond. Au plus complexe car au plus fantasmagorique ou au plus onirique. Baroque aussi : fantasmagorock, au fond !
Fellinien donc.
J’ai plusieurs fois pensé à l’univers fellinien, ou dalien, en vivant ce spectacle. Le regarde-t-on ? En vivant ce spectacle, insistons ! En me laissant appelé par lui, happé par ses formes, en désintellectualisant ma présence, qu’y trouvais-je ?
La mise en scène impossible du rêve.
L’inmontrable bifurcation sans fin du rêve et de ses recouvrements.
Huyghien donc ! (à Beaubourg en ce moment, vite, en profiter !)
L’univers de Tanguy est un univers moins de la pensée que de l’impensé, de l’in-temporel, de l’a-spatial, de l’intériorité, du langage dans son retournement anamorphique et spéculaire, dans ce théâtre baroque du rêve en plein jour. Se laisser couler dans le monde à l’envers. Se laisser immerger dans la nuit éclairée des langages formels et informels. Si peu informationnels sauf sur ce qu’ils donnent à voir de l’invisibilité.
De sa propre invisibilité à soi.
Freudien donc.
De son étrangeté interjetée, ici mise en scène. De sa bizarreté ici poétisée.
Tanguy ouvre à cette (multi)forme de l’invisible dans son paroxysme des cadres en permanence décadrés, des musiques en permanence superposées, des personna en permanence dépersonnalisées, déplacées. Comme dans un rêve.
La vie est un songe de Calderon ! Ici in acting, c’est du Tanguy !
Et cette forêt de songes finale. Promenons-nous y ! Laissons-nous y couler. La forêt des inconscients, la forêt des arbres immenses et décuplés, rapportés sur chaque surface, en pleine extension du monde. La forêt, cette gare de nature !
La gare, cette forêt dans la forêt des villes ! Oui l’admirable pouvoir des images, ici, cette bambouseraie dont on ne voit pas la fin, sauf lorsque le spectateur s’arrête, stoppe net, se dit au final, et sûr de cela désormais, qu’il participait d’un spectacle. Anamorphosé ! Photosynthétisé : feuille après feuille, chaque spectateur se rhabille, réendosse ses habits, reprend corps, se lève, descend les gradins, s’éloigne de la forêt théâtrale, celle des songes et des rêves emmêlés, retombe sur ses pieds, reprend le fil de sa poésie personnelle. Se repersonnalise.
Gilles Cervera
Passim, Mise en scène, scénographie François Tanguy – Théâtre du Radeau – Le Mans
Du 5 au 14 décembre
Réservation : 02 43 50 21 50 ou [email protected]
Représentation : jeu 05, ven 06, mar 10, jeu 12, ven 13 à 20h00
sam 07, sam 14 à 17h00
mer 11 à 18h30
Repas publics 7 euros à l’issue des représentations des 5, 7 & 14 décembre
Réservation obligatoire 48h avant à La Fonderie
La Fonderie – Théâtre du Radeau
Portrait de François Tanguy sur Arte