Bon sang ne saurait mentir. Ce petit bout d’chou comble de bonheur ses parents mais pas seulement. A l’âge de sept mois, le nouveau-né découvre les mets de son papa et se prend vite au jeu. Le jeune enfant note même les plats qu'il déguste sans réserve. Devant l’ampleur de sa nouvelle mission, le chef exécutif se régale à son tour, à l'instar de sa mère, de transmettre sa passion.

– Portrait 6/7 – 

Les contrôles sanitaires très stricts à New York génèrent des notes attribuées sous forme de lettres majuscules aux établissements culinaires qui foisonnant. Gare à celui qui perd son majestueux « A » bleu marine placardé au fronton du pas-de-porte bien en vue des passants. Après un passage en court, son propriétaire devra s’acquitter d’une amende parfois salée auprès de la ville de New York tout en craignant de voir les clients passer leur chemin devant un « B » et pire, un improbable « C » signe d’une fermeture annoncée.

Le super chef tient à ce précieux sésame comme à la prunelle de ses yeux. Il devra donc jouer coup double. Le démarrage n’est pas facile mais Luis Gutiérrez, très propre et soigné dans ses cuisines mise encore une fois sur le dialogue et la pédagogie.

L’hygiène, une règle de vie

Les minuscules locaux de Cognac-Est ont développé son goût de l’ordre, du rangement et de l’organisation des espaces. Le moindre petit recoin est mis à profit pour caser des batteries de casseroles, des sets entiers d’ustensiles, des plats, des gamelles ou encore des gallons d’huile d’olive, de vinaigre blanc ou balsamique. Comme dans les entrepôts de l’armée, tout se calcule au millimètre. Rien ne repose au sol, sinon sanction. Les étagères courent donc jusqu’au plafond.

« Tu fais en sorte que le réfrigérateur sous la machine à café soit toujours nickel », s’adresse-t-il un jour à l’un de ses coéquipiers toute ouïe à Cognac-Est. Tu retires tous les packs de lait et tu nettoies jusqu’au fond sans oublier les portes et leurs joints. » Le ton est doux mais ferme. Plus qu’une consigne stricte de travail, l’hygiène est une règle de vie dans les cuisines du chef Gutiérrez. En témoignent les « A » remis après chaque inspection.

La mayonnaise commence à prendre

Il lui faut utiliser le même langage à quelques encablures de là. Plutôt secret sur ses propres interrogations, Luis n’en demeure pas moins soucieux de faire exister de bonnes relations sous ses hottes. « On ne peut pas plaire à tout le monde mais je crains de ne pas être apprécié par la nouvelle équipe », s’inquiète-t-il un jour lors d’un énième retour sur les chapeaux de roues dans les cuisines qui l’ont vu devenir chef.

Mais chemin faisant, cette immuable patience toujours l’accompagnant, la mayonnaise se met à prendre.

Après plusieurs mois ultra éprouvants, le jeune chef exécutif voit comme poindre une petite lueur au fond du tunnel. Nous sommes en mai 2016.

« Il n’arrête jamais »

Le stress, l’accumulation, le seul jour de repos souvent remis aux calendes grecques transforment peu à peu le chef exécutif en courant d’air. « C’est bien simple, on ne le voit plus. Il court de partout. Il n’arrête jamais », sourit son beau-fils Kevin lui-même dévalant les escaliers du restaurant où il vient prêter main forte le dimanche après sa semaine de lycée.

« Je décolle très tôt le matin et je rentre tard le soir avant de repartir le lendemain aux mêmes heures », confirme son beau-père épuisé mais heureux un petit sac de croissants à la main ramenés à sa brigade de Lexington.

Son fils, son sauveur, sa respiration 

C’est sans compter sur ce petit garçon, son sauveur, sa respiration, qui attend de pied ferme tous les soirs son papa à la maison. Ce bébé dont il est fou vient de souffler sa première bougie et prend déjà de bien étonnantes habitudes. « Les chefs de cuisine ont la possibilité de repartir chaque jour chez eux avec des produits déjà préparés. J’ai donc commencé à faire découvrir quelques aliments à mon fils dès ses sept mois », raconte Luis des étoiles pleins les yeux.

« Il teste tout et aime tout »

Le nourrisson se met à prendre sérieusement goût à l’affaire et ce qui est un simple jeu au départ devient vite un petit rituel incontournable. « Il teste tout et aime tout, s’esclaffe, comblé, son papa. Dès que j’ouvre la porte, je sais qu’il est dans la cuisine à m’attendre. Et si je ne vais pas assez vite, il me réclame ce que j’ai ramené. » « Avant même qu’il ne commençait à parler, il ouvrait la bouche comme un oiseau et faisait ses commentaires à sa façon », plaisante encore son père.

« Trop chaud, trop salé, trop épicé »

Développant peu à peu son palais, le tout-petit affiche déjà un attrait certain pour les crevettes, le saumon et les fameuses « French fries ». « Il exprime ses critiques quand il trouve qu’un plat est, selon lui, trop salé, trop chaud ou trop épicé », ajoute le chef épaté.

Quand la transmission traverse les âges…C’est à Luis que revient aujourd’hui ce privilège lui à qui sa chère mère a tant apporté et qui sait, peut-être, alors qu’il était tout juste né.

Prières à Notre-Dame de Guadalupe sur Facebook

Dans ce pays qui lui a permis de réaliser son rêve, l’enfant de Mexico s’en remet souvent à la bienveillante Notre-Dame de Guadalupe, nom donné à la Vierge Marie lors de son apparition à un indigène du Mexique en 1531.

C’est elle qui l’a accompagné durant sa traversée, elle encore qui lui a permis de rester en vie. C’est elle qu’il a prié et remercié au moment de se marier, et de voir naître son petit dernier. C’est sur Facebook dans un blog qui lui est consacré qu’il demande aussi de protéger ses deux filles, sa mère et le reste de sa famille. Il n’y a pas de mauvais endroit pour prier surtout quand on n’a pas le temps.

Ce jour où il devient Américain

Dans sa veste blanche ourlée de vert et son tablier noir, le jeune chef exécutif remonte parfois de sa cuisine pour prendre l’air quand le temps le permet. Quelques exercices d’étirement de ses doigts dont les muscles se rétractent à force de travailler avant une courte pose assis sur un bloc en ciment posé sur le trottoir. Le fils de Maria est songeur. Il attend. Son regard brun un tantinet distrait par son portable fixe l’horizon. L’air abattu, il esquisse un léger sourire, ce genre de petit sourire qui renvoie à sa propre solitude et à ses chagrins, ceux-là même qui resteront toujours confinés au fond de soi. La Vierge des sud-Américains entendra-t-elle encore une fois l’enfant du pays ?

Ce pays dans lequel il ne chercherait pas spécialement à retourner s’il n’y avait pas sa mère qu’il voudrait tant revoir. Son fils venu au monde, sa femme qu’il aime, son travail, sa vie ici à New York ont presque fait de lui aujourd’hui un Américain. « Le Mexique est devenu très dangereux », se résigne-t-il à constater.

Message reçu jusqu’à ce jour qui devait ressembler à un autre. Ce jour où sans qu’il n’espère rien de plus que la veille ou du lendemain, un arc-en-ciel se dessine sans s’annoncer au milieu des nuages gris de cette fin d’hiver.

« Je n’ai rien dit à ma mère »

Après plusieurs années de démarches, d’attente, de doigts croisés, de doute parfois, d’espoir toujours, l’annonce tombe net au milieu d’une de ces journées pleines à ras bord, telle une fusée atterrit au milieu du jardin. Luis est devenu Américain. « Je n’ai rien dit à ma mère, s’empresse-t-il de déclarer en réaction à l’immense bonne nouvelle. Je veux lui faire la surprise. » Heureux ? Extrêmement soulagé de ce poids qu’il vient d’extraire de sa poitrine pour lui et pour les siens.

« Tout devient amour »

Mais l’heure n’est pas encore au voyage et Luis a tant à faire dans son habit de chef. C’est remonté à bloc qu’il se replonge dans ses menus. Les clients devant lesquels il apparaît toujours un peu timide ou réservé quand ils le réclament à leur table alors qu’ils adorent découvrir ses nouveautés. Pour ces inconditionnels de la cuisine française, il a ces quelques mots qui en disent long sur sa volonté de toujours les satisfaire. « J’aime voir les gens heureux », indique-t-il.

Ne dit-on pas que la cuisine est le partage du cœur alimenté d’un peu de générosité disposée dans une assiette, le tout arrosé d’un bon vin. « Quand cuisiner est une passion, tout devient amour », s’enflamme le chef Gutiérrez sur sa page Facebook en postant fébrilement des kilomètres de photos de ses confections.

C’est officiel, le langage culinaire est universel.

New York,
Marie Le Blé

Lire la suite de l’histoire de Luis Gutiérrez

Brasserie Cognac-West, 1740 Broadway,
New York, NY 10019. Tél. (212) 757-3600

Cognac-East, 963 Lexington Ave,
New York, NY 10021. Tél. (212) 249-5100

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