C'est pendant son sommeil qu'il lui arrive de composer ses menus mais il y a peu de chance que vous entendiez ce super doué de la cuisine s’en vanter le lendemain. Bien qu’aujourd’hui Américain et ayant atteint une position sociale très enviable, le fils Maria sait d’où il vient et il s’en rappelle tous les jours…

– Portrait 4/7 – 

S’il apprécie les bonnes notes, le fils de Maria n’en demeure pas moins très exigeant avec lui-même. Son imagination débordante devra faire la différence. « La nuit, je rêve de mes menus. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est ma femme, s’amuse Luis. Je les compose durant mon sommeil et parfois à voix haute. Le matin, quand je me réveille, ils sont dans ma tête. »

Doté d’un flair quasi félin, le jeune chef veut pousser plus loin la machine déjà très productive du restaurant haut-de-gamme tant par son endurance et celle de son équipe que par la carte qu’il renouvelle peu à peu.

Au creux de ses racines

Le temps a filé. Quinze ans qu’il n’a pas revu sa mère bien aimée. Une éternité. Elle lui manque désespérément. Mais l’enfant de Puebla n’en oublie pas moins ses origines. « Je sais d’où je viens, confie Luis. Je suis né dans un milieu très pauvre et je m’en rappelle tous les jours. »

C’est au creux de ses racines et par amour pour sa mère que le nouveau chef veut aussi puiser son inspiration pour continuer d’égayer les papilles. Ce sera son nouveau défi.

Un petit ange voit le jour

Entre temps, un nouveau bonheur surgit dans la vie de Luis. Karlem, son adorable épouse met au monde un petit ange, Steven, comblant de bonheur son papa et sa maman. Lesly, une petite fille est née quelques années plus tôt à New York alors que le cuisinier cherchait à refaire sa vie. Elle compose avec Nahomi, et Kevin, le premier fils de Karlem, un joyeux cercle autour du nouveau-né.

Le gamin mécano prend soudain conscience du chemin parcouru depuis ce jour où il a quitté sa famille à 4200 km de là alors qu’il n’avait pas l’âge de sa fille aînée.

Club des « incassables »

Comme beaucoup d’enfants contraints d’abandonner leur insouciance, poussés malgré eux dans le grand bain de la vie, Luis pourrait rejoindre le club très fermé des « incassables » réservés à ceux-là même qui se relèvent des coups, chutes et autres cauchemars sans rester au sol. Armés d’une maturité hors normes, ces enfants-là se dotent avec le temps d’un goût particulier pour les défis, prédisposition particulière chez ceux dont chaque combat devient une victoire. « Je veux bien commencer à parler de moi mais s’il vous plaît, pas avant mes sept ans », exigeait-il avant d’entamer son récit. Il n’en dira pas plus.

« Family team »

Parfois sec et direct quand il s’agit de protéger son territoire, le chef de cuisine se mue aussi en véritable Napoléon à la tête de sa « family team », comme il l’appelle, dès qu’il s’agit de se jeter dans la mêlée pour « envoyer » des centaines de couverts midi et soir entre les deux « floors » et une terrasse archi bondés. Trois mots magiques histoire ne jamais gripper la machine : rigueur, rapidité et précision. « Notre clientèle est composée de personnes très en demande, explique Luis avec un calme déconcertant au milieu d’une pelletée d’assiettes. Nous devons tout le temps en tenir compte. »

Mais quand il le faut, de son petit pré-carré aux rythmes fous, le fils de Maria sait aussi protéger ses ouailles. Pas facile de jouer les pères attentifs à moins de trente ans avec parfois plus âgé que soi. Mais la maturité précoce du petit de Puebla en étonne plus d’un.

Surmonter le mal avec le sourire

A l’écoute, Luis se laisse facilement aller à la blague. Le chef papote, anime, conseille et rassure, notamment à l’approche des beaux jours quand le feu des fourneaux frise les limites du supportable. La discipline a du bon mais le cœur peut aussi parler. « Les relations humaines sont importantes », insiste ce dernier soucieux de la bonne entente dans ses rangs.

Dans les rues de Big Apple, la chaleur estivale souvent caniculaire peut atteindre des records d’humidité. C’est dire les températures alors enregistrées en cuisine où la climatisation est bannie.

Dans une atmosphère suffocante, les vestes en coton épais épongent à peine la sueur mais sur les visages crispés et ruisselants, pas le moindre signe de découragement. Dans la culture sud-américaine, on surmonte le mal sans jamais se plaindre et de préférence avec le sourire. La souffrance, c’est bien connu, empêche de vivre et de continuer.

On écoute le « boss » 

Dans la ville aux milles lumières, le système a pourtant ses failles, la difficulté des bars et restaurants de la mégapole branchée étant de fidéliser leurs personnels. Selon le montant de la paie en fin de la semaine, les cuistots courent régulièrement d’une place à l’autre jonglant avec parfois deux, trois boulots pour faire vivre leur famille. Une forte mobilité à l’origine de départs fréquents véritable casse-tête dont le chef a la lourde charge.

Expérience oblige, Luis a su transformer l’essai, passant maître dans l’art de l’encadrement. Imperturbable même pendant les pires coups de feu, le jeune chef prend son temps pour former ses nouveaux cuistots métamorphosant parfois certains en seulement quelques semaines. Un exploit. Les plus anxieux prennent des notes, d’autres s’entraînent en regardant, chacun s’appliquant à suivre à la lettre les enseignements du jeune « boss ». Ici, pas de stagiaires sortis tout frais émoulus des écoles hôtelières. On apprend sur le tas. On écoute religieusement, on passe ensuite à la pratique, et le plus scrupuleusement possible s’il vous plaît. But de l’exercice : répéter, faire et refaire, la tête dans le guidon pour s’améliorer toujours et pourquoi pas, un jour, toucher un peu du doigt la perfection.

« Les femmes me rappellent ma mère »

Mais la formation ne fait pas tout. Ce serait trop beau. Pour stabiliser sa brigade déjà super entraînée, Luis a peut-être trouvé la clé : les femmes. Tout aussi résistantes et travailleuses, assidues, ponctuelles et peu portées sur l’alcool, défaut commun à toutes les cuisines du monde, ces demoiselles sont aussi d’excellents cordons bleus. Dotées d’un bon tempérament, elles jonglent entre douceur et fermeté sous l’œil averti de leur chef. « Les femmes me rappellent la façon dont je travaillais avec ma mère, s’exclame l’intéressé au milieu d’éclats de rire en cascade. Elles me renvoient à mon enfance. »

Ces messieurs ne manquent jamais à l’appel mais jusqu’à cinq jeunes femmes peuvent se retrouver à travailler ensemble lors d’un service. Les plus motivées pourront même être formées par le maître des lieux dans son antre oubliant grills, fours et plats bouillants. Ici, le célèbre esprit machiste latino reste à la porte. Place aux plus tenaces et au plus courageux qu’on soit homme ou femme.

On pleure de l’intérieur

Droit comme un « i » dans son uniforme noir ou blanc, le personnage impressionne par sa maîtrise et son sang-froid mais derrière la cuirasse perce une bonne dose de sensibilité. C’est ce jour où Luis se met à chanter quand la seule radio de la cuisine crache à plein volume une chanson mexicaine à succès qu’il reprend ému en chœur aux rythmes des violons. Trois minutes de bonheur dissimulant la tristesse malgré la bonne humeur apparente. On pleure de l’intérieur. Le pays auquel on s’est arraché au péril de sa vie paraît soudain si loin. Son père, sa mère, ses frères, ses sœurs qu’on n’a pas revus depuis parfois vingt ans et qu’on aimerait tellement resserrer un jour dans ses bras. Et puis, y retourner mais pourquoi faire si ce n’est renouer avec la violence et les peines du quotidien.

« Ne me demandez pas mon âge »

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Derrière la poigne du garçon pointe aussi l’âme du petit de Mexico. C’est ce 24 décembre, jour de son anniversaire lorsque Luis est à deux doigts de craquer devant une petite bougie plantée sur un fondant au chocolat offert par quelques collègues. L’éloignement, le travail pour lui comme pour les autres, les heures qu’il ne compte plus, sa famille qu’il voit peu, Maria au loin. « Ma vie, c’est d’être ici dans ma cuisine, convenait-il touché avant de prévenir presque sur la défensive. Et ne me demandez surtout pas mon âge. »

Reggae, métal, musique classique et fleurs

Le jeune Gutiérrez aime le reggae, l’art du tatouage et des graffitis, le son métal, la musique classique et les fleurs. Entre deux recettes de cuisine, on peut l’apercevoir se plonger dans un manga, petit plaisir qu’il s’accorde de temps en temps retrouvant sans surprise sa mine d’enfant.

Mais très vite, le « boss » retouche le sol des deux pieds et se remet au travail en silence, l’air mystérieux, toujours en admiration devant une belle pièce de bœuf ou un saumon entier à découper. Puis, les directives pleuvent à la mitraillette, tête baissée quand paniers de verres et couverts repassés en machine s’entrechoquent vers l’étage supérieur avant le dîner qui s’annonce encore bien mouvementé. Inquiet souvent, offensif parfois, le chef a gardé ses vieux réflexes en cas de coups durs. Stigmates de l’enfance permettant de réagir au quart de tour pour se protéger du danger. Doué d’une endurance à faire pâlir le plus rude des bûcherons à l’ouvrage, le chef annonce ses « spéciaux » du soir prêt pour la suite des événements.

De New York 
Marie Le Blé

Lire la suite de l’histoire de Luis Gutiérrez

Brasserie Cognac-West, 1740 Broadway,
New York, NY 10019. Tél. (212) 757-3600

Cognac-East, 963 Lexington Ave,
New York, NY 10021. Tél. (212) 249-5100

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