Les conditions du destin HermineHermineHermine

La femme qui dit non, dernier roman du vannetais Gilles Martin-Chauffier, raconte l'histoire d’une anglaise exilée en Bretagne pendant la seconde guerre mondiale. Son cœur balance entre deux Bretons, Blaise et Matthias et, lorsque le premier rejoint De Gaulle, le second choisit d’embrasser la cause de l’occupant. Au fil de la lecture, l’auteur nous laisse entrevoir que la fiction s’inspire souvent de la réalité. 


Les conditions du destin

De la même façon que le roux s’impose à l’automne, la définition de ce qu’est un bon roman fait autorité à chaque rentrée littéraire. Elle est de ces « marronniers » sur lesquels journalistes et chroniqueurs digressent à en rompre l’intérêt du sujet. C’est oublier que certaines questions sont davantage de stratégie que de bon sens, et répondre à celle là mènerait à une invraisemblable explication de ce qu’est la littérature… Autant démêler un écheveau de laine humide. Toutefois, la certitude de ne pouvoir exprimer un point de vue objectif ne prive en rien d’opposer une opinion.

Un bon roman, c’est avant tout une histoire transcendée par un style. Il doit  dégager le sentiment d’appartenir à l’esprit de son auteur. Faire corps avec lui. Un bon roman, c’est un bon écrivain qui saura dire ce qu’il pense sans raconter ce qui lui arrive. Un bon roman, c’est aussi l’art d’intéresser chacun à ce qui l’assomme, comme le fait si bien Gilles Martin-Chauffier lorsqu’il renvoie naturellement les désirs et les dégoûts de ses personnages à ceux du lecteur.

Nous sommes en 1938. Marge débarque d’un voilier anglais qui jette l’ancre à l’Île-aux-Moines. A l’aube de la guerre, elle rencontre Blaise et Mathias, jeunes bretons liés d’amitié et d’espérance. Elle épouse l’un d’eux sans le suivre à Londres lorsqu’il répond à l’appel du Général de Gaulle. Très vite, Marge fait de l’autre son amant et le père de son fils. Mais le bonheur ne commence pas toujours lorsque l’on croit l’avoir perdu, et le destin va se charger d’imposer ses conditions.

La Bretagne n’est pas ici un simple décor. Bien au contraire, elle sert à brosser une fresque baroque comme seule l’insularité morbihannaise pouvait l’offrir à son héroïne. Par un subtil jeu de souvenirs, chaque scène gagne le lecteur à l’histoire. On se dit qu’hier, la vie de Marge aurait enchanté les conteurs au coin du feu. Puisqu’il n’y a plus de cheminée, Gilles Martin-Chauffier en a fait un livre. Il utilise la mémoire comme un matériau brut et nous interroge sur la part non choisie de l’existence. La vie a-t-elle besoin de créer des victimes pour s’affirmer ? Que va-t-il arriver lorsque le temps, ennemi mortel dans lequel chacun se retrouvera, aura fait son œuvre, et que les cheveux gris de Marge ne seront plus seulement la marque des années, mais aussi celle de l’Histoire ?

Des accords de Munich aux JO de Tokyo, de la Débâcle à la Résistance, de Diên Biên Phû au putsch d’Alger, Gilles Martin-Chauffier éclaire le désordre dont dispose l’existence au détriment de l’homme. Il ne souscrit jamais à la facilité. Ne donne rien pour rien. Tout a une raison valable, un fondement juste, une preuve exacte. Les figures du passé s’ordonnent autour de Marge comme le témoignage d’une époque qui nous entraîne au cœur d’une véritable littérature, ici mise en scène par un va et vient de doutes et de certitudes. Certains se réjouiront que l’on puisse raconter avec autant d’aisance les souvenirs d’une vie de mensonges, d’autres s’en affligeront, et c’est encore une des forces de l’auteur que de laisser chacun disposer des émotions du temps : d’année en année, de mois en mois, de jour en jour…

Gilles Martin-Chauffier atteste qu’un roman n’est rien sans le style qui fait son relief. Pour autant, si tous les bons livres devaient sceller leur pierre au Panthéon de la littérature, tous les bons tableaux justifieraient également un destin muséal ; avec, toutefois, cette différence qu’une toile intégrant son musée, fût-il un petit cabinet provincial, acquière une pérennité définitive tenue par un prix minimal dont elle ne se départira jamais. Face à quoi, l’intérêt objectif d’un livre n’est jamais proportionnel à sa présence en bibliothèque, moins encore à ses chiffres de vente. L’envergure d’un roman n’a donc, contrairement aux autres œuvres, rien à voir avec son support. Et si, hier encore, l’objet relevait de feuillets reliés entre eux, il se dématérialise aujourd’hui en pages numériques dont la luminescence électrise parfois le contenu pour d’autres raisons que ses qualités littéraires. Bref, Gutenberg ou E-book, on oublie trop souvent que l’un et l’autre sont complémentaires à condition d’être animés par une belle langue.

Peut-être est-il là le secret de la littérature, lorsqu’un auteur sait rendre uniques les choses les plus rebattues par une écriture qui joue d’un parfait équilibre entre le fond et la forme, entre l’histoire et le style, entre le sujet et son support. Gilles Martin-Chauffier s’y applique merveilleusement. Après, il y en aura toujours pour dire le contraire, et ils auront raison. Un bon livre n’existe que dans le plaisir égoïste de celui qui le lit. Si à elle seule la vie de Marge ne fait pas la littérature, la littérature n’est pour autant faite que de belles œuvres. La femme qui dit non en est une. A la fois grave et légère. Comme la Bretagne, et comme savent l’être les bretons. 

Jérôme Enez-Vriad
(Article extrait de La Revue Littéraire n° 55 – Edt. Léo Scheer -180 pages – 12 €)

Editions Grasset

La femme qui dit non par Gilles Martin-Chauffier aux Editions Grasset, 347 pages – 19 €

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Edito

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