Robin revendiquait sa disparition de son vivant, étonnez vous qu’il disparaisse une fois mort ! A-t-il été seulement vivant ? Des témoins l’affirment, des témoignages ont été recueillis : mais si peu dans l’instruction du Dépôt de Paris où il disparaît littéralement en 1961, entre le 27 et le 29 mars. En réalité, la disparition de Robin a débuté le jour de sa naissance, à Plouguernével, lieu dit Kerfloc’h, le 19 janvier 1912. Un siècle donc. Mettons que c’est un peu pour cette histoire d’anniversaire qu’on pense à lui, qu’on se dit que l’année 2012 va passer sans que s’érige un monument, une plaque de rue, ne serait-ce qu’ici une note à lui dédiée.

Redisons que les mots de la langue robinienne témoignent moins d’Armand que d’un Robin dont nous pourrions nous emparer du nom tant il est commun en Bretagne.
Se peut-il un Breton d’Argoat qui ne compte dans ses concentricités de cousinage un dénommé Robin ? C’est de cette familiarité qu’il s’agit aussi, ce fantôme perdu, ressurgi de toutes les familles, qui sous-tend ce texte. Mettons que ce soit de ce Robin-là que je veuille chantourner l’identité dans cette quête ajournée de la mienne : celui qui va l’amble, tout autour du nom de Robin, ne reste pas dans le chant car c’est Armand Robin qui est le chant.

S’il attire à lui, s’il magnétise, si l’on se perd dans le fourmillement des fils électriques de toutes ses radios, des TSF savez-vous, si dans l’enlacement des fils jonchant le plancher de sa chambre, on se prend les pieds, on s’électrise, donc, si parmi toutes les ondes émises, bien avant les wifi ou les fibres optiques, ici, on se joue des mondialisations et des communications, c’est que Robin renvoie à lui tout seul toutes ces voix. Des voix en l’espèce très concrètes : lui l’insomniaque passant ses nuits à l’écoute avait senti le monde, ce village des mots et des incertitudes, des vertiges aussi.
Ce goulag planétaire, il l’avait pressenti et dénoncé, parcouru et hanté, voilà un peu de sa malédiction. Et s’il magnétise comme le pendule du sourcier s’agitant au-dessus de la prétendue source, c’est que Robin est un texte qui dépasse un nom, un prénom, un auteur. Nous ne poursuivons pas ici un article pour un quelconque wiktionnaire, mais un texte qui ne livre rien sinon la conscience exponentielle, incalculable de ses trouvailles, de ses émotions, de ses impressions et de ses impertinences, de ses douleurs aussi : ce qu’on pourrait nommer cet évidement du vide robinien.

Ce que Robin prouve, ce n’est pas que lui, Robin, a existé, mais que nous n’existons pas non plus.
Il est avant tout l’auteur au sens de celui qui ôte, l’ôteur donc, de nos jours et de nos nuits qui aspire en lui, puisatier lunaire, notre infini appel à la résistance, notre totale incompréhension, fatiguée (ah l’outre-fatigue insomniaque de Robin), épuisée et au final notre aveu réitéré d’impuissance. Si exister est résister, le Robin fait l’affaire mais son affaire est son enfer et du même coup le nôtre.
Plutôt donc ne pas exister, plutôt céder : nous pensons à sa dissertation d’agrégation, vitriolée, où il conclut que « Madame Sévigné n’existe pas », tout bonnement pas ! Il a été recalé par trois fois à l’agrégation, pas la peine de le préciser !

L’ôteur, pour y revenir, appert ici comme celui qui nous ôte cette dernière instance de crédulité : la part du je !

Dans cette époque qu’il n’a pas connue, la nôtre, misons qu’il se fût enterré vivant, déployant face à tous les miroirs aux alouettes et autres feux d’artifices égotisés un bazooka anonyme. En terroriste des mots, qu’eût-il pensé de tous ces cultes de la personnalité mineure à l’aune de celui qu’il dénonça, Staline, cet assassin, disait-il.
Le petit je, notre part de jouissance, est ravalé par Robin. Pinut’s ! Dirait-on de nos jours ! Le je anéanti, voilà l’enjeu. Nous qui espérons notre éternité dans les plus larges délais, Robin nous l’émiette comme du pain pour les pigeons. Il n’a pas triché, il ne triche pas, pourquoi s’évertuer à user du passé ? Nous devrions ne plus pouvoir tricher autant. Or c’est le contraire. Le refoulement actuel de Robin, voilà ce dont nous traitons. Son refoulement reste et restera politique, et de tous temps !
Non seulement Robin dérange, mais il déroge.
Les années soixante l’ont mystérieusement laissé sur le carreau du Quai des Orfèvres, les années quatre-vingts l’eussent broyé, anéanti, au sens plein terrorisé. Peut-être est ce temps, au siècle qu’il n’a pas connu, cent ans après sa naissance, de lui rendre raison, de dire tout le bien de son mal, de revenir à ses prémonitions, à sa science politique exacte, à son usage forcené du droit de retrait. Qu’il exerça, avec radicalité.

Il est là, Robin. Il écoute les radios du monde, il déchiffre, il décode, il interprète, il a jusque quarante abonnés à ses bulletins d’écoute, dont des Ministères, dont le Vatican aussi ou l’Elysée qu’il sert lui-même, à l’aube, à pied. Il tient un métier neuf : écouteur. Il fabrique une pensée, celle de la disparition. Une forme : le vide !
Il se laisse porter dans les foules de Barbès, ou dans tous les souks d’Afrique, à moto, dans les recoins aux langues vernaculaires : sa langue natale est le breton et il apprend tous les Bretons de Mongolie, d’Ingouchie ou d’ailleurs.. Si ça se trouve, il parle gagaouze aussi car il tient surtout aux langues de ceux là même dont le nom est l’oubli.
Il se laisse emporter, il se rassemble dans tous les visages mornes et répétés de la folie des cités. Il est le visage même du sans visage, démultiplié à l’infini dans le broyeur des foules et leurs bouches ouvrant à des grammaires inouïes.
Comme on le dit en électricité, il fait masse.

Ma vie sans moi. C’est son titre. Hommes sans destin, autres titres, l’hommes sans nouvelles ou Sans Passé. Titre d’émission : Poésie sans Passeport. Sans est sans conteste sa préposition, l’emplacement grammatical de la disparition. Robin sans son nom, sans sa famille, sans origine et sans connaissance, un jour donc, mort. Ceci prouvant qu’il a vécu !

Ses poèmes sont des graffitis tatoués sur les colonnes monumentales des pouvoirs en même temps que gravés dans le bois des cabanes, celui des huttes, des tentes ou des bivouacs les plus infortunés.
Ce qui est sentencieux ne s’entend pas : l’écouteur professionnel qu’est Robin le sait mieux que quiconque. Le discours est tissé de mensonges, surtout s’il est économique, encore plus s’il est politique. Robin, je le prétends théoricien des langues, les langues fortes, les énoncés et leurs sous-entendus qui les démentent autant que des langues pas si faibles faites pour affaiblir. Il est aussi un politicologue averti, donc insoumis et n’ayant nulle voix au chapitre. Ne s’autorisant que de ses colères et de ses oreilles. Il est aussi visionnaire autant que résistant y compris aux langues de bois, surtout à elles, qui encombrent le courant. N’ont pas de secret les langues faites de ce bois dont on fait l’information, l’intoxication, la communication, bref beaucoup de mots en scions.
Et pour le moins possible trahir de lui, disons qu’il n’est rien de tout cela, ni politologue, ni théoricien, ni visionnaire ou résistant, mais que la cohérence de son geste est absolue et radicale. Il donne à lire un sous-titrage des autorités et de tous leurs abus de pouvoir. Son écriture est un geste, une vraie parole, l’écriture ayant ici valeur de passage à l’acte.

Il a posé l’acte d’écrire un peu comme Artaud a posé la cruauté du cri écrite au couteau de la vie, un peu comme Genêt qui a posé celui de se tailler en douce, de faire le mur, de voler et de devenir pour nous tous l’inconnu sanctifié, le voleur acharné des portes monnaies et le pilleur de bourses. Ces gens-là disent de ce que nous sommes. Ils présentent à nous la somme qu’à nous tous, les humains y compris inhumains, nous produisons. Robin, Artaud, Genêt, leurs folies nous désignent.
Ils sont les parts ailées de la nôtre.
Robin, Rimbaud, Pessoa.
Ces inconnus qu’ils restent nous tuent de temps en temps en nous sommant de choisir. Leur torture est une écriture et nous soumet, nous les lecteurs, les indécis, les mous, les assis, car cette écriture, la leur, entre en nous, dans le vif du sujet. Lire est une estafilade.
Cette tauromachie porte un nom : la rebellion. Ou un deuxième : la poésie.

Debout, me sauvant en sauvage apparence,
Pur, injurié, rebelle, torturé…
Jamais de destinée.

La désidentification est son en-vie. Il est en vie pour disparaître de lui. De cette saillance des chairs qu’il pousse à bout. Il fabrique sa maladie, il secrète son symptôme pour que les mots essorés s’ensuivent, comme une coulure, comme un miasme attendu et sacrément surprenant. Sa douleur est donc sa joie sans que s’y glisse là dedans une once de morale chrétienne. Il a tout renié sans rien oublier puisqu’il ne sait « rien oublier ».

Il va de langue en langue, d’un corpus à un autre par une médiation inédite, abstraite, celle de l’éternelle étrangeté à l’autre mais surtout à soi.

Malhabile conquérant par mes cris gouverné,
Où vous m’apercevez je ne suis qu’un étranger.
Gestes d’amour partout éparpillés
Je me fraye une voie isolée, désertée
Il leur reprend ce qu’ils lui confèrent de crainte toujours d’être assignable à résidence. Notre étonnement est au final qu’il signe ses écrits. Une incohérence peut-être, ou quelque chose comme du narcissisme résiduel ! Il signe sans être assignable, sans doute.

Être un nom de robin. Une identité de Robin : voilà l’assignation.

Quelque chose ici de tombal, ou de purement lexical :
Quand j’aurai rendu visite aux hommes du monde entier
Quand à travers leurs mots, leur chant, leurs plaintes
J’aurai partout passé

J’aurai donné mes aurores, mon sommeil, mes songes
Pendant dix années… /

Je déboucherai sur un grand désert
Sans personne
N’ayant plus que moi-même…/

J’aurai pour m’apaiser toute la terre consolée.

Qui parle ? Robin ? Est-ce un dieu nocturne que les frères d’infortune auraient reconstitué à partir de mots magiques et dépareillés ? Est-ce un appel ou une réponse ?
Est-ce un rêve d’universalité qui germa une nuit d’écoute contre tous ces speakers de la langue de bois ?

D’où parle Robin ?
Du monde, de sa matière. De ses monts, de ses vaux ou plutôt de ses volcans.
La montagne noire, menez du, où il est né est un très vieux volcan et Robin l’a réveillé. C’est effrayant les rallumeurs de volcan !
Surtout ceux qui le font en parlant.
Dont le seul don de parole, voulons-nous dire, réveille le feu éteint depuis la nuit des temps.

Le délai pour être un homme
Est toujours prolongé plus loin qu’on ne pensait.

La tombe de Robin se trouve au cimetière de Rostrenen. 1912-1961. Un combattant de l’écrit duquel nous voulons croire utile de dire qu’il n’a pas vécu mais qu’il vit.
Dans ce nom commun de robin, poète breton, donc universel !

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