Jo Vargas est une femme de l’ombre. Non qu’elle s’y dissimule mais, en choisissant le noir et blanc comme moyen d’expression, elle a pris le risque considérable pour un peintre d’obstruer la couleur au bénéfice du contraste. Un danger à propos duquel elle s’explique dans un entretien exclusif pour Bretagne Actuelle à l’heure où elle expose ses portraits jusqu’au 10 mai, Galerie La Ralentie à Paris. De 1995 à aujourd’hui, l’artiste revient sur cinq de ses expositions afin de justifier que la peinture ne relève pas toujours du bon usage de la couleur. 


1995 – La nuit est longue 

Jérôme Enez-Vriad : La nuit est longue est une construction de 4 x 2 mètres, formée par 40 toiles indépendantes mais collectives dans l’assemblage qu’elles constituent. Nombre de vos œuvres sont composées d’une mosaïque de tableaux. Y a-t-il un message autour de ces regroupements ?
Jo Vargas : « Message » est trop déterminant. Je préfère évoquer un désir d’éclatement et de morcellement. Le travail d’un peintre est très abstrait lorsqu’on l’envisage de l’extérieur. J’aimerais faire comprendre à quel point la toile peut sembler dérisoire pour s’exprimer : surface blanche, plate et silencieuse, magique, certes, mais angoissante parce que trop petite et circonscrite. Comme j’aime passionnément la musique, je lui vole sa façon de déployer les motifs, de les orner, de les enchevêtrer. Dans « le temps » je ne le peux pas, la peinture n’a pas d’espace-temps, mais dans l’espace, je m’y confronte à travers ces « assemblages ».

Pourquoi l’effet chromatique est-il minimal et toujours travaillé en opposition au reste de la toile ?
J.V. : Je n’adhère pas à l’idée que l’attrait d’une peinture viendrait avant tout du « bon usage » de la couleur. Certains qualifient mon travail de « clair-obscur », alors qu’au regard du traité des lumières émergeant de l’ombre, il serait présomptueux de vouloir égaler Le Caravage, Rembrandt ou Géricault. Pour autant, j’aime la lutte entre l’ombre et la lumière à un point quasi exclusif qui me fait oublier l’existence de la couleur. Un goût particulier pour les films de l’âge d’or du cinéma a forgé mon imagination  au noir et blanc. De surcroît, je suis autodidacte et, en amont de la peinture, j’étudiais dans un atelier de gravure. Ces deux éléments furent déterminants dans mon usage de la couleur dont j’utilise spontanément la plus petite quantité nécessaire. Ce n’est pas une restriction, mais une impulsion en quête d’effets irréels et nerveux. 

Votre trait semble n’avoir aucune hésitation malgré de nombreux passages nécessaires au résultat définitif. J’aimerais comprendre cette « superposition paradoxale » ; je la nomme ainsi parce qu’elle mène souvent à l’obtention d’un « flou distinct ».
J.V. : J’aime que l’on perçoive ce « flou distinct » parce que je m’obstine à essayer de faire des « flous nerveux », et non des « flous mous » qui sont ma hantise. La mollesse d’un flou me laisse une honte doublée d’une grande sensation d’échec. Dans ces cas extrêmes, je suis capable de déchirer une toile pour en finir, non pas avec ce qu’elle représente, mais avec la fausse virtuosité dont j’ai usé pour un résultat que je n’aime pas.
Vous dites aussi, gentiment (et ce compliment n’est pas maigre pour un peintre), que mon trait semble n’avoir aucune hésitation… Détrompez-vous, il hésite comme un animal indomptable. J’ai très peur avant de me lancer. Mon esprit balbutie et ma main tergiverse. Je négocie en permanence avec le doute afin de poser des traits qui ne tremblent pas et qui, au final, devront sembler courageux et volontaires. 

Certains vous attribuent une peinture littéraire, mais toute peinture n’est-elle pas littéraire, ne serait-ce qu’à l’égard de l’Image qui est en soi une forme d’Ecriture ?
J.V. : Toute peinture me semble, effectivement, peu ou prou littéraire. Elle raconte des histoires dont le peintre n’a pas vraiment les clefs. De mon point de vue (qui est davantage un goût qu’un point de vue raisonné), les images et les mots cheminent côte à côte sans besoin d’être explicités. 

1997 – L’affaire Dashiell Hammett

Dans la mosaïque consacrée à Dashiell Hammett, on observe vos premiers « paradoxes lumineux ». Certaines ombres sont travaillées en clair et la lumière est suggérée par une pénombre…
J.V. : L’ombre et la lumière sont les armes du peintre. Aux prises avec une image obsédante, comme ce fut le cas avec Hammett (l’obsession n’étant pas Hammett lui-même mais son image – c’est précisément la différence entre la littérature et la peinture), aux prises donc avec son image, je fus soumise à des accès de rejet, de rage, de dégoût qui me poussèrent à la démanteler, ombres et lumières comprises.  Au reste, j’ai de moins en moins confiance dans les choix faits « en toute conscience ». On s’ennuie avec la conscience. L’art contemporain est saturé d’œuvres préconçues, pré-discourues, je m’ennuie de tout cela. On dirait que Freud a arpenté durant cinquante ans les corridors labyrinthiques de l’inconscient pour rien, pour se faire balayer par des attitudes artistiques théoriques. Oui, l’ombre et la lumière sont les armes du peintre et doivent se confronter « sur le terrain » à tous les paradoxes possibles. 

Ce travail introduit la technique de superposition, avec des visages sur les visages, des entrelacs, des dissimulations… Avez-vous une idée précise du tableau avant de le commencer ou évolue-t-il au fil de sa création ?
J.V. : Je suis obligée d’en avoir une parce que la composition d’un tableau impose une certaine rigueur. Je tente néanmoins de la garder ouverte à tous vents. Je commence donc par une esquisse précise mais révocable qui dérive en cours de route, au fil des couches, des angoisses aussi parce que le travail « ne veut pas aller comme ça ». Il s’agit d’un processus d’improvisation, de complexification (ou de re-simplification quand le tableau s’est embourbé), d’apparitions-disparitions possibles… Des répétitions, des doubles se forment alors, des fonds clairs deviennent noirs, puis finalement redeviennent clairs, des contours disparaissent… Je n’ai pas une imagination débordante, mais approfondir l’idée tout en gardant suffisamment de liberté afin de ne pas étouffer la toile et soi-même, voilà le casse tête de chaque instant.

Quelle est la définition d’un bon tableau ?
J.V. : La sensation. Il n’y a pas d’autre moyen que la sensation pour savoir si un tableau est bon ou pas. Le titre du livre de Deleuze sur Bacon, Logique de la sensation, est l’un des plus exacts à propos de la peinture. Depuis Lascaux, il n’y a pas de définition qui tienne devant l’envoûtement que peut procurer un tableau, et la sensation reste le moyen le plus libre et le plus intelligent d’en tirer l’émotion la plus juste, aussi bien pour le peintre que l’observateur.
Mais pour jouer le jeu de votre question et, faute de pouvoir définir ce qu’est un bon tableau, je dirais que son contraire pourrait être La Joconde dans sa mise en scène tragique du Louvre, à dix mètres de distance, derrière trois vitres blindées, avec un reflet « de sortie de secours » qui mange une partie de la toile, le tout photographié par un téléphone portable au pas de course. Voilà bien le pire qu’il puisse arriver à une œuvre : devenir invisible et déclencher une émotion falsifiée.

1998 – Arrivée prévue quai n°7

A partir de 1998, vos études sur la répétition des formes et des modèles renvoient à des échantillons graphiques repris sur différentes toiles. Peut-on dire que vous les utilisez comme des samples visuels ?
J.V. : Oui, l’image de samples est tout à fait juste. C’est à partir de cette époque que la réitération et le fragment ont « pris possession » de ma peinture. J’essaye cependant de ne pas abuser du « da capo » parce que la redite est souvent une ornementation trop facile. Elle fait partie des artifices contemporains que l’on retrouve en littérature, au cinéma, un peu partout, et que j’aime, tout en prenant garde de ne pas en abuser.

Cette exposition marque aussi la réintroduction de la couleur. Vous l’utilisez pour fragmenter la lumière en usant d’aplats monochromes bruts, alors que d’ordinaire un peintre dégrade les éclairages…
J.V. : C’est en lien avec les décors de théâtre sur lesquels j’ai travaillé à la même époque. Sur une scène, le clair-obscur est assumé par les lumières, non par le décor. Un rouge, un vert ne veulent rien dire, ils peuvent devenir orange, violet ou noir en une seconde par l’effet d’un projecteur. Cette couleur est un peu le convive qui garderait son manteau, une intruse impossible à modeler comme d’ordinaire en peinture. J’en ai conservé le goût pour cette série de toiles.

2006 – La mémoire fait ce qu’elle veut

C’est l’époque où apparaissent Virginia Woolf, Delacroix, Dostoïevski. Pourquoi eux, et pourquoi avec une telle force répétitive ?
J.V. : Dans un premier temps, il y a une identification. Je détesterais faire des autoportraits, j’ai besoin d’effets de miroir lointains, de figures transitionnelles qui fonctionnent comme si le « je » était un « autre ». Au sujet de Virginia Woolf, tout est parti d’un banal dessin, juste pour moi. A force d’acharnement sur la complexité de ses traits, j’ai eu la sensation d’approcher sa psyché. A partir de ce travail, s’est ouverte une porte impossible à refermer. Delacroix, lui, a le visage du peintre mythique, presque un masque. Il me fascine au-delà de sa peinture, sorte de casse tête à cause de la couleur, justement.
Mais votre question évoquait la « force répétitive ». Pourquoi ? Je n’en ai aucune idée. Certains passent et s’en vont, là où d’autres ne veulent plus partir jusqu’à prendre une place obsessionnelle.

2014 – De Nuit

Poe et Schumann rejoignent votre galerie des célébrités. Tous ces visages semblent exister à travers des nébuleuses. Ils sont dissimulés par des voilages ou des grossissements d’empreintes digitales. On se demande s’ils ont du mal à apparaître ou à disparaître ?
J.V. : C’est exactement cela : ils apparaissent et disparaissent. Un des thèmes de cette exposition est personnel au point d’être gardé secret, je l’ai donc voilé (c’est votre mot et il est on ne peut plus juste) dans les plis infinis et répétitifs de la robe que porte la femme dans La Melancholia de Dürer. Mais permettez-moi de m’arrêter une seconde sur le mot « célébrités », parce que leur éclat ne me vient même plus à l’esprit : Schumann, Delacroix, Nerval… sont des figures si intrinsèques à ma maison, que j’en oublie leur célébrité.

L’exposition est-elle un hommage à la vie ou à la mort ?
J.V. : Merci pour cette question rêvée, celle du secret justement, que j’espérais sans l’attendre et vous êtes le premier à me la poser : à la mort.

Avant de conclure, j’aimerais votre définition de l’artiste peintre. Qu’est-il vraiment (et non « qui » est-il), au-delà de la maitrise d’une technique qui lui est propre et reconnaissable ?
J.V. : Magnifique question ! à laquelle je ne saurais répondre. Je me la pose une fois par jour, sinon tout le jour. Lorsque j’étais enfant, et je le suis restée tard !, je pensais qu’il fallait passer ses journées à remplir une feuille avec un crayon, que tout ce qui avait été vu ou rêvé devait être dessiné – pas pouvait, devait. Je le pense toujours, bien que ce soit devenu plus douloureux aujourd’hui, car un peintre ne peut regarder le monde normalement : toute chose, de la plus usuelle à la plus banale, se change instantanément en hypothèse de travail. Ce n’est ni une définition, pas davantage une explication, et à peine un éclaircissement de ce qu’est un artiste peintre… Mais prenez garde à ceux qui sauront répondre à cette question !

Si vous aviez le dernier mot, Jo Vargas ?
J.V. : Je redoute les derniers mots, ils sont parfois de plomb. Je vous l’offre. 

Propos recueillis par Jérôme Enez-Vriad
Jo Vargas – avril 2014

BON A SAVOIR

De nuit, une exposition de Jo Vargas – Galerie La Ralentie
Du Mardi au Samedi de 14h à 19h
22 – 24 rue de la Fontaine au Roi – 75011 Paris
Jusqu’au 10 mai 2014 – Entrée libre
www.galerielaralentie.com & www.jovargas.com

Catalogue aux Editions de La Différence
Texte de Hugo Lacroix
Préface de Fred Vargas
224 pages – 160 illustrations – 35 €

 

 

SIte de Jo Vargas

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