Bretagne Actuelle a choisi quatre livres d’auteurs différents. Nous leur avons posé les mêmes questions relatives à l’actualité, avec en fil rouge l’Europe et le régionalisme. Chacun répond en fonction de ses propres valeurs relatives à sa nationalité, son parcours, sa culture et son âge. Après la Bretonne Claire Fourier, nous poursuivons avec le Belge Jacques Richard à propos de la sortie de son roman Le carré des Allemands. (Interview réalisée avant les attentats de Bruxelles du 22 mars 2016)

Bretagne Actuelle : Quel lien existe-t-il entre votre livre et l’actualité ?
Jacques Richard : Le Carré des Allemands est construit comme la quête/enquête sur l’engagement d’un jeune homme de 17 ans pendant la dernière guerre mondiale. Les questions que soulèvent cet engagement sont de celles que se posera son fils 70 ans plus tard : comment est-on héritier des choix de ses parents ? J’évoque dans ce livre pourquoi l’on peut s’engager à 17 ans : pour fuir la vie d’un laissé pour compte, la pauvreté et tout ce qui fait qu’un jeune homme de cette condition ne se trouve pas d’identité vraie,  se voit sans avenir. Le lien avec l’actualité saute aux yeux dès lors qu’une partie de notre jeunesse issue de émigration ne se reconnaît ni comme véritablement intégrée dans son pays de naissance, ni comme appartenant à la culture du pays de ses pères. Certains vont alors se chercher au loin, se soutenant d’un discours aussi pervers maintenant que jadis, une identité factice, bidon, la « réalisation » d’eux-mêmes dans l’engagement armé.

Que vous inspire l’Europe actuelle ?
JR : Rien qui vaille ! Nous ne sommes pas très loin des conditions d’avant-guerre. La peur du lendemain, plus que jamais. L’impuissance, aussi. Mais tout cela est confortablement matelassé d’une bonne couche d’hédonisme, d’égoïsme, de pseudo-innocence, même pour quelqu’un qui essaye, comme c’est le cas de beaucoup d’entre nous, de voir plus loin que le bord de son assiette bio. Je dis dans mon livre que nous pourrissons dans notre silence. Nous sommes des riches qui jouent aux pauvres. C’est le comble du luxe. D’un luxe que nous défendons bec et ongles… A ce propos, Lisez La forteresse Europe de Tom Lanoye, éd. de La différence… La crise est un tout. Je ne suis ni politologue, ni économiste, mais la présence des réfugiés qui pleurent à nos frontières me paraît la conséquence directe de notre façon de vivre en Europe et de voir le monde extra-européen. Ou plutôt de refuser de le voir. Nous en sommes toujours à cet indécrottable fond de colonialisme : nous mêler des affaires des autres au nom de notre « supériorité » et vouloir les assimiler à nos modes de pensée. Vouloir leur « bonheur » malgré eux, c’est-à-dire essentiellement le nôtre. Nous sommes, comme n’importe quel « possédant », assis sur nos prérogatives, nos richesses. Pas questions de partager, sinon pour s’acheter une bonne conscience.

Sommes-nous à une charnière de la construction européenne ?
JR : La charnière grince ! Et « construction » me semble un terme inapproprié dès lors que dans le sein même de l’Europe, la solidarité économique entre les états, qui en est le fondement, bat de l’aile. La Grèce est traitée en mendiante, le Royaume Unis revient périodiquement sur les conditions de sa participation, l’Allemagne fait la pluie et le beau temps en se payant le luxe de donner l’exemple ; et la pression migratoire, celle des attentats, donnent le prétexte à revoir Schengen. Alors oui, la charnière grince. Nous sommes à un tournant mais j’ai l’impression d’être dans un engin conduit par un aveugle ou un couple qui s’engueule, et que derrière ce tournant la route finit dans un mur.

Vu de Belgique, le régionalisme devrait-il y avoir davantage de place ?
JR : Vu de Belgique ou d’ailleurs, le régionalisme fait partie des problèmes européens. C’est un recul, « un repli identitaire » comme disent les medias, qui trouve son origine – et aussi ses prétextes – dans la pression des pays limitrophes. Le régionalisme c’est le retour à la case départ, celle d’avant la SDN (Société des Nations). On peut être Flamand, pour parler de ce que j’ai sous les yeux, sans être flamingant, sans crier « Walen buiten » (« Les Wallons dehors »). Le régionalisme ce n’est jamais qu’un des avatars de la peur de perdre. La peur est difficilement contrôlable, surtout quand elle est collective et instrumentalisée par le populisme. Le régionalisme c’est le contraire de l’idée européenne. En Belgique, nous avons l’art de marier les contraires, mais là, je crains que même un Belge de première qualité ne fasse pas le poids. Le régionalisme est un fait, il s’impose partout, mais il tue l’Europe. C’est un euphémisme – un de plus – pour « nationalisme ». Et au regard de ce que je dis plus haut, je crains que l’Europe elle-même ne soit plus autre chose qu’un régionalisme. S’il y a une chose qui peut nous faire sortir un peu du silence dont je parle, c’est de dire cela.

Êtes-vous optimiste pour l’avenir ?
JR : Ce que je viens de dire parle de soi. Cependant, même si je ne crois pas trop au « sursaut moral » que notre bon roi Albert II appelait de ses vœux, il y a, dans une partie de plus en plus large de la jeunesse, la conscience nette qu’il faut en vitesse se mettre au travail pour que quelque chose change dans nos attitudes et notre mode de vie. Ma fille (de 17 ans) me dit qu’elle veut faire sciences-po parce qu’elle n’en peut plus de l’actualité et qu’elle veut que « ça bouge ». Tout n’est donc pas foutu.

Si vous aviez le dernier mot, Jacques Richard ?
JR : Ne se font plus entendre que ceux qui veulent la fin de l’Europe. Le reste, n’est que verbiage politiquement correct, du bruit qui coûte cher. J’ai écrit : « Notre façon de parler du passé est le pire de nos silences.» Celle de dire le présent et le futur aussi. Ce silence est le pire des mensonges. Aurons-nous le courage de faire entendre cela et d’agir en conséquence ?

Propos recueillis par Jérôme Enez-Vriad – Mars 2016
© 2016 Bretagne Actuelle & J.E.-V.

Le Carré des Allemands – Journal d’un autre,  de Jacques Richard
Editions de La Différence
141 pages – 17 €
La forteresse Europe de Tom Lanoye
Editions de La Différence
14,60 €

A suivre les interviews de :
Florian Eglin (Suisse)
Claude Roulet (France)
Claire Fourier (Bretagne)

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