À quoi bon parler si c’est pour taire l’indicible. Le parti-pris de l’écriture comme traversée du silence est celui de Gilles Cervera dans son Enfant du monde, livre d’autant plus poignant qu’il exclut la vulgarité racoleuse du mélodrame compassionnel.
Il eut été facile et confortable d’en faire des tonnes sur l’histoire de cet enfant né sans vue, sans parole et sans mouvement, de cet enfant d’aujourd’hui quarante ans, vivant médicalisé, voué à l’institution et à l’encloîtrement dans le mutisme du corps. La miséricorde attendue limite généralement son discours aux témoins et aux proches, elle ne dit rien du silence de l’enfant, de sa vie, incapable qu’elle est d’en percer le mystère.
Seule sans doute, la littérature peut espérer l’atteindre. Cervera est expert en goût des mots voire en jongleries sémantiques, mais attention nulle plaisanterie lacanienne dans sa forge des phrases. Par leur évidence sonore, par leur allégresse mélodique, elles traduisent le souci d’abattre les murailles de l’être. Elles sont ces parcelles rescapées du naufrage, de notre impuissance à adhérer ou à comprendre l’autre. À l’opposé, on s’en doute, des discours théoriques, l’auteur travaille son récit tel un poème en prose, à la fois exigeant et limpide. Texte fascinant, à la tension émotionnelle constante, qui nous conduit par les mots façonnés à la connaissance de l’enfant sans en violer l’inconnaissable. La beauté maïeutique et cathartique de l’écriture parvient à fissurer le bloc d’abîme.
À connaître donc cet enfant, on peine à imaginer qu’il ne soit pas un être de chair et de sang, appartenant à la famille de l’auteur. D’autant que le récit de Gilles Cervera, c’est aussi sa réussite, englobe comme une extension mouvante et émouvante les parents (père colère, mère souffrance), la sœur, la grand-mère, l’oncle, les cousins. L’emmurement de l’enfant est aussi celui que vit l’entourage face monde extérieur. Ce destin partagé est au cœur vibrant du portrait de l’enfant du monde. Qu’on ne cherche pas dans ce livre le mot « handicapé » ni l’expression « enfant pas comme les autres ». L’enfant ici est « du monde ». C’est notre enfant, « il est une part de soi qui n’est pas soi », il est nous, plaide Gilles Cervera, fidèle jusqu’au bout à la définition qu’il donne du geste d’écrire, à savoir « parler en gardant le silence ».
« L’enfant du monde », Gilles Cervera, éditions Vagamundo, 140 pages, 13 €.