Fred Vargas ne sacrifie pas au marketing du roman annuel. Elle n’en est pas moins l’un des auteurs les plus lus d’Europe, et l’un des plus traduits au monde. Discrète, pour ne pas dire secrète, la reine du polar se confie peu et rarement. Pour Bretagne Actuelle, elle accepte d’évoquer son travail, ses doutes et ses colères. Un entretien exclusif et hors promotion, puisque son prochain livre « Temps glaciaires » ne sortira pas avant plusieurs mois.



Jérôme Enez-Vriad : Vous avez dit « Mes romans sont des médicaments. » Pourriez-vous expliquer ce propos ?
Fred Vargas : On me fait dire beaucoup de choses (sourire), alors non, je n’ai jamais dit ça, ou pas de cette façon. Et dans quel contexte aurais-je pu m’exprimer ainsi ? En disant « mes romans » ? Ce possessif a quelque chose d’un peu orgueilleux, à quoi je n’adhère pas.

Pour quelles raisons ?
FV : C’est une question de pudeur et de doute. Je préfère ainsi dire « auteur » qu’« écrivain ». Ecrire un roman policier est un travail d’équilibriste prêt à tomber en permanence, comme un funambule. L’intrigue doit filer naturellement sur la corde raide. Ce n’est pas une simple résolution d’énigme, il faut qu’il y ait une catharsis. Et puis, le lourd travail, les corrections multiples, prêtent à la modestie. 

Au point d’en refuser les mérites ?
FV : Peut-être ? Tout cela est parti d’un hasard, je n’ai jamais rien prévu ni programmé, pas de « devenir écrivain », en tout cas. A l’époque, mon métier d’archéologue m’occupait le long d’un gazoduc dans le département de la Nièvre. Un soir, j’ai commencé à écrire une petite histoire sans prétention et, la journée finie, j’avais mon joujou qui, au fil du temps, s’est atrocement complexifié, comme par la suite chaque roman m’a menée vers des exigences supplémentaires.

De quel ordre ?
FV : J’avais rêvé de faire de l’accordéon pour me distraire, et voilà que j’écrivais. Dans mon premier livre, j’attachais moins d’importance à l’intrigue qu’au style. A tort, bien entendu, car dans une intrigue, il faut chiader l’histoire. Elle doit être prenante, avoir son lot de surprises, ne pas perdre le lecteur en route. Un roman policier oblige à un devoir face au lecteur. Il est impératif de resserrer les boulons en permanence.

Quelle différence faites-vous entre le roman policier et le roman noir ?
FV : Bien que les deux se rencontrent parfois dans une même histoire, le policier est avant tout axé sur l’énigme, alors que le roman noir n’en résulte pas nécessairement mais peut, en revanche, avoir une visée sociale et porter un message, par exemple politique.

Aujourd’hui, le roman noir tend à se fondre avec le policier qui, de son côté, glisse vers le morbide, la crainte et l’effroi. On retrouve cet amalgame dans les séries américaines privilégiant l’angoisse sur la résolution de l’énigme. Ce rapprochement n’est-il  pas significatif d’une société (entre)tenue par la peur ?
FV : Totalement. Je suis très sensible aux peurs parce qu’elles sont un élément de défense, et parfois de survie, indispensable à l’humain, mais les entretenir annihile nos capacités d’action et réaction. L’art dans son ensemble, dont l’écriture et la littérature, est fait pour soutenir et non pour détruire. C’est l’une des raisons pour lesquelles il n’y a pas d’horreur ou de morbidité malsaine dans mon travail. J’y veille afin de ne pas faire mal aux lecteurs.

Que voulez-vous dire ?
FV : Je souhaite écrire des livres qui donnent un peu de force, l’envie de continuer à marcher, d’espérer. J’aimerais un monde autre que le nôtre, si décourageant, si destructeur. J’ai reçu, un jour, la lettre d’une femme me confiant que son psy lui avait conseillé mes livres… Peut-être parce qu’ils sont plus « anti-dépresseurs » qu’anxiogènes… Mais vous savez, un policier qui se termine bien est extrêmement difficile à écrire.

Pourquoi ?
FV : Parce qu’on est toujours à la limite du procès en naïveté, en niaiserie.

L’un des maitres du policier français dont les histoires se terminent bien, était Gérard de Villiers. 200 livres, plus de 150 millions d’exemplaires, un succès populaire sans rival, et pas un seul hommage officiel lorsqu’il est décédé en 2013. Que vous inspire cette politisation du refus de reconnaissance ?
FV : Moi-même, je me tiens loin de cet auteur pour des raisons politiques. A titre plus général, il n’y a pas d’hommage pour les auteurs de romans populaires ou, dans son cas, de romans d’espionnage. Quoi qu’on en dise, le genre policier n’est pas reconnu comme de la « littérature ». On n’imagine pas un roman policier recevoir de « prix littéraire ».

S’agit-il d’un combat à mener ?
FV : Ca me va très bien de rester en marge.

Vous êtes le seul auteur de polar à avoir recours au  baroque. Est-ce pour marquer une ambiance qui accentue l’intrigue ?
FV : Du début à la fin du livre, je cavale derrière les chevaux plutôt que je ne les dirige. Ces vrilles baroques ne sont pas faites pour confiner à l’étrange ou accentuer l’intrigue, mais bien davantage par envie de rupture de style. C’est un baroque qui permet de jouer sur une alternance des sons, un baroque de plaisir.

Pour conduire son dénouement, Agatha Christie posait chacun de ses personnages en coupable potentiel. On aimerait savoir comment procède Fred Vargas ?
FV : Agatha Christie fonctionnait sur le principe invariable du huis clos, d’où la possibilité d’installer l’échiquier dès le début. Tout le monde peut tuer chez elle. En ce qui regarde mon travail, si j’en détenais moi-même les clefs, je crois bien que je n’écrirais plus.

En tout cas, vous avez un point commun avec Agatha Christie, qui est de vivre recluse…
FV : Je ne vis recluse de rien ni personne, mais je ne participe pas aux mondanités. La retenue, l’effacement, sont souvent mal interprétés, c’est tout. Et puis, rien n’est jamais acquis, ni le succès, ni le pouvoir d’écrire un prochain livre. La vanité me désole plutôt.

Simenon et Duras écrivaient sous alcool, Sagan avaient des préférences connues de tous… Et vous ?
FV : Je travaille à jeun avec mon paquet de cigarettes. Ecrire sous emprise lève les freins et teinte l’histoire d’autres choses que ce qu’elle devrait être.

Diriez-vous le contraire si c’était le cas ?
FV : Sans doute. 

Bernard-Henry Levy dit de vous : « Fred Vargas, c’est de la littérature ». Etes-vous d’accord et si c’est le cas, en quoi votre travail en relève-t-il ?
FV : Je ne savais pas qu’il avait dit cela. Ecrire c’est prendre conscience que chaque phrase rebondit sur la précédente et la suivante. Il s’agit d’un équilibrage permanent, comme dans un jeu de mikado. Je ne lâche le texte qu’au moment où j’accepte de ne pouvoir mieux faire. Ce travail de précision, cet effort constant sur le son des phrases et de chaque mot, suffit-il à dire que je fais de la littérature ? Certainement pas.

Quels sont vos écueils ?
FV : Déjà, l’histoire qui cavale devant moi au point de ne pas toujours la maîtriser. Je suis contrainte de faire avec les idées qui arrivent plus vite que je ne les ai pensées. Autre embarras, j’ai un mal fou à créer des personnages féminins en âge de séduire. Les femmes entre l’adolescence et la grande maturité sont un véritable obstacle. Je les rate. Et puis, nous en parlions, je suis terriblement perfectionniste, je fignole à l’excès, c’est usant et cela pourrait être sans fin. C’est à ma sœur, aussi perfectionniste que moi, que je confie la décision de la fin du livre.

A propos des femmes, que vous inspire la féminisation des fonctions ? Doit-on dire que vous êtes une écrivaine ?
FV : Les extrémismes me font c…. ! Vous n’êtes pas obligé de l’écrire comme ça, mais c’est la vérité. Je ne suis pas contre la féminisation, la langue évolue sans cesse, elle fait son chemin, mais laissons-le faire et ne lui imposons rien. Maintenant, auteure avec un « e », c’est tellement con ! Je suis également contre la virilisation des femmes. Je ne veux pas d’un monde où elles ressembleraient aux hommes et fassent autant de conneries qu’eux. Où elles porteraient les armes, par exemple.

Vos romans ne parlent jamais de politique. Y a-t-il aujourd’hui une cause qui vous interpelle particulièrement ?
FV : Je suis désolée par le monde vide d’idéaux dans lequel nous vivons depuis les années 80. J’aspire à la décroissance et à un combat réel face aux problèmes environnementaux. Car nous y sommes, le rhinocéros blanc s’éteint, les abeilles disparaissent, les océans s’acidifient, le ciel se plombe, les eaux, la terre, les pesticides… Mais non, rien ne se passe. Les lobbies et la priorité à l’économie bloquent toute possibilité. Fric d’abord, fric encore, fric toujours, tel est l’homme. Ce désir incessant de profit de la part des plus grands, me fait penser au pillage des bateaux mis en quarantaine pendant les épidémies de peste. Il y avait toujours des rapaces prêts à tout pour voler quelques soieries dans les cales, quitte à prendre le risque de contaminer la ville entière. L’image n’est plus d’actualité mais la résonnance est identique. Nous subissons toujours l’inconséquence et l’inconscience de ceux qui bâtissent leurs empires financiers au détriment des plus modestes et du futur de l’humanité.

L’actualité évoque le prosélytisme religieux. Y a-t-il un moyen de se prémunir des extrêmes autrement qu’en choisissant d’autres extrêmes ?
FV : La confusion entre islam et terrorisme, prêtant à assimiler tout musulman à un ennemi, est un amalgame aussi grave que l’antisémitisme. Les saloperies ne meurent jamais. Nous serions les gentils et eux les méchants. C’est trop simple. N’oublions pas les catholiques et les protestants. N’oublions pas que nous fûmes les barbares, égorgeant à tout va, et qu’il est facile de le redevenir. J’admire Henry IV pour l’édit de Nantes, et je hais Louis XIV pour l’avoir révoqué. L’homme est ainsi fait qu’il marque et nomme son territoire. Prenez, ne serait-ce qu’un immeuble : il suffit de définir les blocs en bâtiment A / B et C, pour que l’entente se transforme en guerre de copropriétaires. On pourrait rêver d’abolir les dénominations…

Vos livres luttent contre le mal sans aucun extrémisme. On est presque dans un affrontement compassionnel…
FV
 : C’est un désir. Et c’est un réflexe aussi, je suis de nature empathique. J’essaie, je voudrais, j’aimerais montrer qu’il existe une autre manière de faire, d’agir. J’aime beaucoup cette phrase de Stendhal qui à elle seule est un manifeste : La politique est une pierre attachée au cou de la littérature. C’est-à-dire qu’un message politique frontal peut détruire un roman. Mais je ne peux pas non plus faire abstraction de la politique, qui m’importe tant. Alors, j’essaie de la diffuser de manière discrète et à peine sensible.

Est-ce la raison pour laquelle vous avez écrit deux essais très éloignés du policier ?
FV : Petit traité de toutes vérités sur l’existence et Critique de l’anxiété pure, sont une parodie critique des petits manuels prêt à penser. L’humour en est la composante essentielle, c’est un jeu, car l’humour étant l’antinomie du suspense, je ne peux en abuser dans un policier. J’avais envie de me distraire entre deux romans. Ces textes étaient destinés à un cercle d’amis restreint. Je les ai fait lire à mon éditrice qui a souhaité les publier. C’est aussi simple que cela.

L’armée furieuse date de 2011, à quand le prochain  livre et quel en sera le titre ?
FV : Vers mars 2015. Pour le titre… (hésitation)… Faute de trouver mieux d’ici là, ce pourrait être Temps glaciaires – au pluriel.

Est-il exact qu’après votre premier roman, le second : L’École du crime, n’a pas trouvé d’éditeur ?
FV : C’est exact, mais quand c’est derrière moi, c’est fini. Il faut d’ailleurs que je pense à le détruire.

Si vous aviez le dernier mot, Fred Vargas ?
FV : (Silence dissimulé derrière une mèche de cheveux)

Propos recueillis par Jérôme Enez-Vriad
Copyright JE-V & Bretagne Actuelle – Novembre 2014

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Fred Vargas
Dernier livre paru :
L’Armée Furieuse – 430 pages – 19,50 € – Editions Viviane Hamy
A Paraître :
Temps Glacières – Mars 2015 – Editions Viviane Hamy

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Rencontre avec Jo Vargas


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