A l’occasion de sa dernière causerie de Chateauneuf, Yann le Meur (1) a répondu à cette question. Et un peu plus encore…

Comme le Montesquieu des lettres persanes, nous chercherons, au-delà de l’apparence, à trouver quelque profondeur insoupçonnée dans la démarche socioculturelle du sonneur, cet inconnu, ce personnage singulier.

Nous tenterons d’éclairer l’esprit de cette dame qui, s’étant vue, selon la légende, engagée dans une discussion avec un de nos éminents confrères, s’exclama : « Ah, ah, Monsieur est sonneur ? C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être sonneur ? »

LE SONNEUR EXERCE UN ART SAUVAGE

Le biniou, ça surprend ! C’est curieux. C’est particulier.

Avouons que le mode d’expression des sonneurs de couple présente, aux oreilles comme aux yeux de notre prochain, un caractère insolite, sauvage, dont nous tirons fierté, orgueil et gloire.

Les codes imperceptibles ou inintelligibles des cultures traditionnelles paysannes défient la capacité d’entendement des citadins. Nous sommes sans doute trop habitués, comme le disait Claude Lévi-Strauss, à « évacuer nos sensations pour manipuler les concepts ».

Une culture populaire orale est faite de normes impalpables, non écrites et non dictées. Ces normes ancestrales sont le plus souvent inconscientes. On ne peut les transmettre par simples explications. Ce sont des codes ressentis et non explicités. Mais ces normes implicites offrent un cadre structurant au sein duquel nous voyageons. C’est une boussole qui permet aux créateurs de naviguer pour renouveler les arts et traditions populaires tout en préservant leurs identifiants.

Que constatons-nous ? Que l’identité créatrice bretonne est d’autant mieux acceptée qu’elle s’éloigne de la bretonnitude pour épouser les canons de l’uniforme, que les dominants appellent souvent l’« universel ». Les majorités se convainquent en effet qu’il leur revient de définir le goût des minorités et le sens de leur évolution.

Claude Lévi-Strauss nous dit que l’homme moderne apprécie la diversité des cultures tout en cherchant à supprimer ce qu’elle conserve pour lui de scandaleux et de choquant. Le « faux évolutionniste » consiste selon lui en « une tentative de supprimer la diversité des cultures tout en feignant de la reconnaître pleinement » (Race et Histoire, 1952). Quand des personnes ignorant tout de notre culture affirment avec condescendance qu’elle « évolue bien », c’est souvent parce qu’elle bouge vers ce qu’ils connaissent. (2)

On tend à redéfinir une culture traditionnelle sur la base de critères esthétiques qui lui sont étrangers. On s’intéresse à l’expression musicale d’une civilisation en se disant qu’elle serait plus acceptable si elle s’inscrivait dans l’air du temps, si elle répondait à l’exigence de la culture dominante, qu’on trouve esthétiquement supérieure. En langue bretonne, on se convainc qu’un parler réinventé sans accent, bénéficiant d’une diction française, est une source de progrès. Tant qu’on réduit son approche à une utilisation exogène, opportuniste, artificielle et momentanée d’une culture, ni comprise ni ressentie, on ne perçoit pas ce qui en constitue la sève. Cette culture régénérée n’est pour ses protagonistes qu’une marque de fabrique empruntée. Loin de favoriser l’évolution, cette façon de voir superficielle amène l’appauvrissement des cultures.

Le biniou choque ? Qu’à cela ne tienne ! Le sonneur se donne la capacité de résister à l’assimilation destructrice en mettant sa personnalité créatrice au service d’une forme autonome d’évolution de sa société. Le sonneur se préoccupe de mettre en valeur la singularité esthétique des cultures pour en faire les fondements, c’est-à-dire les raisons d’être, d’une évolution culturelle évitant l’uniformisation. Il se fonde sur les ressorts cachés d’une culture traditionnelle, dont le caractère sauvage ne peut être appréhendé sans l’immersion participative et fondatrice.

L’IMMERSION FONDATRICE

Le sonneur de couple aborde une musique sauvage par la rencontre et l’errance éducative au sein de l’univers traditionnel au plus profond duquel il s’aventure. Cette familiarisation se matérialise par l’écoute incessante des musiciens populaires d’un endroit donné et par une imprégnation de la substance stylistique qualifiant une société locale.

Il communie avec les tenants d’une culture traditionnelle qu’il convient de recevoir sur un mode imprévu, diffus et non dicté. Cela permet de forger sa personnalité pour en faire un jour une composante constructive d’une identité collective mouvante et dynamique.

Nous ne pouvons comprendre une culture décalée, complexe et inhabituelle pour des citadins mondialisés, qu’en s’y plongeant corps et âme. Ce processus d’accumulation est nécessaire et permet, une fois acquis de manière naturelle les fondamentaux et les réflexes culturels élémentaires, la libération de l’imagination. Dans cette conquête de la liberté de faire évoluer les choses, l’immersion est fondatrice de la capacité du sonneur à s’exprimer, dans un langage traditionnel, selon son mode personnel. L’immersion est propice à l’inventivité.

Le sonneur de couple s’abreuve d’influences et se forge une personnalité, de manière autonome, par la multiplicité des rencontres (collectage, noce, fest-noz, soirée, piste) et des expériences. Dans le feu des expériences s’élaborent conjointement une identité culturelle territoriale et des goûts personnels. Cette expérience immersive s’ouvre au fil du temps sur un rapport harmonieux entre, d’un côté, la reproduction de l’identité collective et, de l’autre, la distanciation individuelle vis-à-vis de celle-ci2.

D’où ce rapport subtil à l’oubli autant qu’à la mémoire, cet « espace de liberté » permettant « d’effectuer des choix entre un certain nombre de possibilités » (Wieviorka). 3

LE SONNEUR, LA MEMOIRE ET L’OUBLI

« Le sonneur est un homme de mémoire. Traquant sans relâche les réminiscences des chefs d’oeuvre cachés, le sonneur se libère un jour de leur reproduction mimétique au profit d’une mémoire représentative qui lui ouvre la porte de l’imagination » [« Sonneur », Y. Le Meur]. Mais l’oubli est précieux : « Les airs s’impriment dans la mémoire sous formes de thèmes généraux aux variantes infinies. L’intériorisation de ces thèmes ouverts s’accommode parfaitement de l’oubli, quand il faut représenter, dans un cadre générique structurant, les parties envolées des mélodies anciennes. »

Ce qui fait la richesse du sonneur, c’est le nombre infini d’airs dont s’est nourrie sa mémoire et qui s’imbriquent ou se rassemblent sous forme de thèmes riches, sans qu’il sache vraiment ce qui se rattache à tel ou tel air. C’est d’ailleurs cette démultiplication de la connaissance qui, associée au phénomène de l’oubli, engendre la composition et la liberté. Vous ne vous posez plus la question de l’air que vous allez jouer. Vous « balancez » un thème, le développez à l’infini en actionnant tour à tour les multiples leviers de votre mémoire, en puisant inconsciemment dans le vivier de vos ressources accumulées, que démultiplie bien entendu la force du talent. Vous êtes naturel, vous êtes libre !

La mémoire serait « une fonction dynamique en mutation permanente, dont le ressort est surtout affectif et imaginatif » suggèrent les sociologues Jean Yves et Marc Tadié. Ils ajoutent : « c’est avant tout action, projection, dynamisme et reconstruction ».

Afin d’illustrer la différence entre la partition originelle d’un air et celle que je restitue, je propose un exemple vécu. Un jour, je demandai au maître sonneur Pierre Guillou d’où il tenait l’un de ces beaux airs de gavotte gravé sur le disque qu’il avait enregistré avec Yann Péron en 1961. « J’avais entendu çui-là avec ton père, à Radio-Kimerc’h, où il avait été chanter », m’avait répondu Pierre, amusé. Mon père m’apprit plus tard qu’il ne s’était pas rendu compte de cet emprunt, tant la mélodie et la cadence restituées par Pierre Guillou différaient de ce que lui chantait ou de la représentation qu’il se faisait des potentialités mélodiques de ce thème.

Je joue ce thème à mon tour, à ma manière, libre. Plus le temps va, plus me reviennent les subtilités stylistiques que mon père offrait à ce thème en même temps que se déploie, sous influence, mon inspiration.

Comment peut-on être sonneur ? Le sonneur ne saurait exister dans l’artifice. Sa raison d’être, ce qui l’anime, c’est une démarche en profondeur, une fidélité créatrice, cette immersion qui fonde sa liberté de faire vivre une tradition quand il s’y sent soi-même.

Comment peut-on être sonneur ? En se donnant la faculté de transmettre une âme qui, dans sa mouvance, demeure à la fois surprenante et reconnaissable. Par ses caractères propres, par un style, l’indéfinissable. Ce processus s’accompagne alors d’un besoin de transformation et d’évolution, et d’une capacité à le faire en conservant la singularité d’une expression toujours reconnaissable.

Les sociétés changent, les modes d’expression musicale s’adaptent mais ne vaudront qu’à condition de savoir encore surprendre, par les rythmes, les timbres, les tessitures, les gammes et les accents, tous ces ressorts intimes de la reconnaissance.

(1) Yann Le Meur, sonneur égaré en littérature avec notamment deux récits « Les ironies du destin » (2012) et « Sonneur » (2002). Chroniqueur littéraire dans la revue Hopala !, il y a publié des nouvelles et des approches de portée plus philosophique. Il vient de publier « Sur la Braise », recueil de chroniques abordant notamment la question des fondements de l’expression culturelle bretonne. La présente contribution reprend beaucoup de thèmes développés dans ce recueil.

(2) On s’inspirera ici du grand philosophe breton Paul Ricoeur en proposant ceci : A l’ascription, c’est-à-dire à la reproduction à l’identique, (« mêmeté »), on préfèrera « l’ipséité », c’est-à-dire la mouvance subjective, le comparable sans être identique.

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