Claire Fourier vient de publier « Les silences de la guerre ». Longtemps, elle n’a écrit que des lettres. La romancière revient sur son passé, son écriture, la liberté, sa Celtie et autres actes de résistance iconoclastes. Interview.

 


Quel a été votre itinéraire ?
« Mon itinéraire ? Longtemps je n’ai écrit que des lettres. Je peux le résumer ainsi. C’est du reste le titre sous lequel j’ai travaillé « Ce que dit le vent d’ouest » et le titre d’une séquence dans « Je ne compte que les heures heureuses ». Je suis, en effet, venue au livre par la lettre. Pourquoi ? Épousant la carrière itinérante de mon mari, exerçant par intermittence mon métier d’enseignante, puis de bibliothécaire, j’étais régulièrement séparée de mes amis qui devenaient des correspondants. Un jour, j’ai eu envie d’écrire et  d’élargir le petit monde de ces correspondants en écrivant une longue lettre au vaste monde. Rien que ça ! « Métro Ciel », mon premier livre, c’est une lettre. Les autres ensuite ont gardé la trace de cette origine : tous sont marqués au coin de la lettre. Puis j’ai eu la chance de rencontrer un éditeur, Jean-Paul Rocher, qui m’a adoptée parce qu’il aimait, plus que tel ou tel texte, une manière de saisir la vie, disons : mon profil. Une fois pour toutes, il a décidé de me faire confiance. Ainsi j’ai pu écrire à partir d’une exigence intime et pour l’amour du travail, sans avoir à attacher beaucoup d’importance au sort de mes livres.  Il se trouve qu’ils ont parlé à des solitaires comme moi et fait leur chemin, à l’écart des autoroutes médiatiques ».

En quoi la Bretagne entre-t-elle de manière déterminante dans votre oeuvre ?
« Elle n’entre pas ! C’est mon œuvre qui en sort ! La Bretagne est le noyau irradiant. Je viens de là. Je viens de l’Armorique. J’aime mieux dire : la Celtie, parce qu’il y va d’une manière ancestrale d’être au monde plutôt que d’une présence géographique. Je me frotte à la matière de Bretagne comme à un silex, car j’appartiens à une génération qui a vécu la double appartenance à la Bretagne et à la France comme une division : je suis née près de Brest, d’une mère, fille d’un marin de la Royale, qui ne voyait que par Racine et Mauriac, et d’un père, fils de paysan miséreux des Côtes d’Armor, qui n’avait parlé que le breton jusqu’à l’entrée à l’école à l’âge de huit ans (mais récitait par coeur Homère à dix-huit ans). La société bretonne étant matriarcale, l’influence de ma mère l’a emporté, et j’ai été élevée en Française jacobine, dédaigneuse des traditions bretonnes. C’est adulte que j’ai renoué avec ma celtitude, grâce à Morvan Lebesque et surtout Jean Markale, un ami proche. Aujourd’hui je ne suis plus en Bretagne : c’est la Bretagne qui est en moi ; elle oriente mes sentiments, mes pensées, détermine mon style aussi, car je suis consciente de ce que la langue bretonne, imagée, ensemble incisive et cadencée, que je ne parle pas et ne comprends pas, coule dans mes veines et me vient naturellement au bout de la plume. Ajoutons que celte, je me sens fille (humble fille) de Joyce : sa méthode digressive, tantôt spiralée (typiquement celtique), tantôt étoilée, qui permet de ramasser le monde dans une poignée d’heures ou de jours, s’impose à moi très naturellement ».

Quel est le thème de votre dernier livre « Les silences de la mer » ?
« Le thème en est la transgression en temps de guerre. Quand les chefs d’État incompétents ou mégalomaniaques commandent l’hostilité à leurs peuples, les peuples peuvent-ils transgresser les ordres donnés, se prendre d’amitié ou d’amour les uns pour les autres, s’obstiner à respirer un air pur sous la fumée des bombes ? Les gens d’en bas peuvent-ils dire non à la guerre dictée par les gens d’en haut et s’engager dans une sorte de résistance supérieure, laquelle passe par le dialogue avec l’ennemi ? « Les Silences de la guerre » illustre cette réflexion en réunissant pendant l’Occupation, en 1943, dans la maison réquisitionnée d’un village près de Brest, un officier allemand du génie affecté au mur de l’Atlantique, un père et sa fille.

« Le pendant féminin au Silence de la mer »
Ces protagonistes, je ne les ai pas créés, mais recréés : il n’y a pas eu un auteur en quête de personnages, mais des personnages en quête d’auteur. Ils ont existé, existent quelque part, car il en va de même pour toutes les guerres. J’étais là, je leur ai tendu la main, ils ont posé ma main sur le clavier. Originaire de la Baltique, l’officier se sent chez lui sur la côte nord du Finistère. D’où la question récurrente : où est ma patrie ? qu’est-ce que le devoir en temps de guerre ? Tous les trois sentent que c’est la haine qui est l’ennemie, non l’homme d’un autre pays, comme disait Romain Rolland. Et sûrs, comme l’écrivain pacifiste le disait encore, que « le temps viendra », ils choisissent d’anticiper l’avenir, de se conduire en Européens, adoptant un comportement ouvert et réfléchi. Ils veulent être sublimes : sub-limen : au-dessus de la ligne de démarcation. Les Silences de la guerre est le pendant féminin au Silence de la mer. J’ai écrit un livre de femme, au plus près de la réalité (sans qu’il soit cantonné, comme trop de récits féminins, dans les amours interdites ; avec un souci minutieux de l’exactitude historique, au contraire), tandis que Jean Vercors a écrit un livre d’homme et de circonstance, dont l’histoire ne résiste pas à un examen logique. Toutefois j’ai dédié mon livre à sa mémoire, car la présence tutélaire du Résistant ne m’a pas quittée au long du travail, comme si, regardant par-dessus mon épaule, il m’exhortait à réécrire son livre au moment où, les passions s’étant décantées, la vérité d’une époque se laisse entrevoir ».

Quel est le rôle de l’artiste dans ces conflits militaires ?
« L’artiste n’arrête pas la guerre, mais il peut, il doit adoucir les conflits et préparer les lendemains de guerre. La littérature française est trop marquée par Sade et Gide : « Ce n’est pas avec les bons sentiments qu’on fait de la bonne littérature. » Et Tolstoï alors ! Goethe ! Et tant d’autres parmi les plus grands ! Rien n’est plus commun que les mauvais sentiments. Quoi de plus subversif que le Nouveau Testament ? En regard de Jésus, Sade est académique. C’est la vertu qui est subversive… Mais qu’est-ce que la vertu ? La vertu de l’artiste, c’est sa mission. Et elle est simple : tendre la main et jeter une arche entre les extrêmes. L’artiste le fait depuis sa caverne ou son désert. Cela paraît sinon dérisoire, paradoxal. Il assume ce paradoxe. Il résiste aux diables tentateurs, refuse de se rendre là où « la fausseté vole et la vérité se traîne ». Hermès est un explorateur en chambre, un « étonnant voyageur » entre quatre murs. Au vrai, la liberté ne guide pas le peuple, poitrine ouverte, sur les barricades ; elle s’y fait tuer. La liberté est chose intime. Et c’est dans son atelier (il y faut une ténacité, une endurance, une probité inouïes) que, penseur de la liberté, ouvrier raisonnable de la paix, l’artiste touche le peuple, le serre contre sa poitrine et le guide ; dehors il est foulé aux pieds par le troupeau… Mais il est vrai aussi que pour devenir le Verbe incarné, Jésus devait être crucifié par la soldatesque.
La guerre est le plus grand mystère. Il y a là un incompréhensible à comprendre, coûte que coûte, pour en venir à bout. « L’homme se lasse de l’amour, pas de la guerre », dit Homère. Pourquoi ? La cité de Platon vénère les prêtres, les poètes et les guerriers ; j’ai du goût pour la religion, la poésie et la guerre. Un siècle raffiné de l’histoire occidentale, le XIIe, a tressé l’amour courtois, la chevalerie et la guerre ; j’aime entrelacer le rêve et l’Histoire. Mais j’avoue que si Route Coloniale 4 en Indochine m’a valu les éloges des historiens et des anciens d’Indochine, j’ai essuyé les sarcasmes de quelques littéraires qui me demandaient ce que j’étais allée faire dans cette galère. Tant pis. La littérature n’est-elle pas un regard de sage et un doigt de fée posés sur toutes les dimensions du monde ? Ce n’est pas un hasard si Les Silences de la guerre paraît 70 ans après Le Silence de la mer, — et sous la plume d’une femme ».


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Edito

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