Claire Fourier est l’une des plus belles plumes de la littérature contemporaine. Lauréate du Prix Bretagne 2012 pour Les Silences de la Guerre, elle signe un nouveau roman d’une élégance rare. Il n’est feu que de grand bois exprime de puissantes évidences. Nous l’avons rencontrée chez elle, dans le Morbihan, à Carnac.

Jérôme Enez-Vriad : Il n’est de feu que de grand bois… C’est un joli titre.
Claire Fourier : Ah, le titre ! Quand vient l’idée du livre, il surgit dans la foulée. Je l’appelle « titre de travail » : il donne le ton, oriente inspiration et manière d’écrire. Une fois le livre achevé, il s’en dégage une atmosphère qui commande souvent un autre titre. Ici, « feu » renvoie à la passion, « bois » à la matière, et « grand » à la hauteur des sentiments.

Vous quittez cette fois la Bretagne au bénéfice des Vosges et Paris…
CF : J’ai grandi à Brest : ma Bretagne est surtout océanique, alors que les forestiers sont pour moi des continentaux, des hommes de l’Est. Dans mon imaginaire, la forêt profonde est celle des Vosges, c’est la Forêt-Noire, ce sont les sapins des paysages nordiques peints par C.D. Friedrich. Tandis que la Bretagne, hormis la forêt arthurienne de Brocéliande, est davantage un pays de landes.

Vos protagonistes sont un forestier et une historienne du mobilier ; chacun à une extrémité de la chaîne du bois. L’amour serait-il une simple notion d’extrémités entre lesquelles on « meuble » au mieux la relation ?
CF : Meubler ? Le mot colle avec le sujet ! Néanmoins il me semble plutôt que chacun fait de son mieux pour « habiter » la relation.  J’aime dire plaisamment que l’amour est une question de siphon, d’équilibre entre les différences.

D’altérité, donc ?
CF : Absolument. Chaque jour, je m’émerveille d’être femme en face des hommes. Cette altérité fondamentale est pour moi la plus grande source d’enrichissement qui soit. Vous noterez qu’Alma et Rolf, après un dîner, esquissent un pas de tango. Il n’est feu que de grand bois s’inscrit ainsi sous deux signes : celui de l’ « Arbre de vie » et celui d’une danse éminemment sexuelle.

Le roman est construit sur un échange épistolaire. En quoi est-il différent d’autres classiques du genre ?
CF : Le roman épistolaire a une longue tradition qui remonte au XVIIe siècle. On pense d’emblée aux Liaisons dangereuses. Il n’est feu que de grand bois a ceci de commun avec beaucoup qu’il est principalement constitué de lettres féminines. Elles sont 79, comme un long discours amoureux, comme le chant du désir féminin. L’homme en écrit 11, car il envoie surtout des photos, des vidéos, ou il téléphone.

Ça, c’est pour la ressemblance, mais la différence ?
CF : (Sourire) Et bien, Alma et Rolf sont des êtres de bonne volonté, portés par le même appétit de vie, lequel les conduit à refuser la discorde et le ressentiment. Ils allient sagesse et drôlerie, savent que rien ne compte autant que de dépasser les heurts, savent aussi que l’amour loyal est la plus noble chose. C’est donc une liaison honnête et précieuse, non perverse ni dangereuse.

D’immenses talents ont commencé par le roman épistolaire : Dostoïevski, Goethe… Leurs œuvres vous ont-elles influencée ?
CF : Ô combien ! Un grand « liseur » est un concentré d’influences. J’ai lu beaucoup de journaux intimes et de correspondances – dont celle, très vive, d’Henry Miller et d’Anaïs Nin. Naturellement, j’ai retenu la leçon des grands écrivains (le « courant de conscience » cher à Joyce et le conseil donné dans Ulysse : « Écrivez-moi quelque chose qui ait du mordant, qui ravigote ! ») ; j’ai aussi retenu, et peut-être surtout, la leçon de grandes épistolières.

Les femmes seraient-elles meilleures épistolières que les hommes ?
CF : Je le pense. Parce que des siècles durant, nombre d’entre elles se sont vouées à la correspondance. Elles ont affiné l’écriture épistolaire, subjective, rapide, impertinente. On peut citer notamment Julie de Lespinasse, Katherine Mansfield qui a donné le meilleur d’elle-même dans ses lettres, et, bien entendu, madame de Sévigné à la lignée de laquelle Maurice Blanchot un jour m’a écrit que j’appartenais. Il y va d’une tradition féminine séculaire qui a peut-être fini par passer dans nos gènes.

Votre premier livre, Métro ciel, était déjà une longue missive envoyée à un amant.
CF : C’est exact.  Je ne suis pas une fabricante de romans : mes livres s’enchaînent et peuvent être lus comme une longue lettre. J’aime parler au lecteur sans code, quasi à bout portant. Bref, je suis dans la forme épistolaire comme un poisson dans l’eau.

Pour un rural, Rolf s’exprime presque trop bien…
CF : Que dites-vous là ! À la campagne, on peut s’exprimer avec aisance ! De famille pauvre, Rolf n’a pu aller à l’école, mais c’est un homme à l’intelligence vive. Il est inspiré, curieux de tout, il a une philosophie de la vie et damerait le pion à bien des gens dits cultivés. D’où le coup de foudre d’Alma. Elle ressent du bonheur à s’incliner devant une « nature », un homme enraciné dans la terre, charpenté, qui a de la branche (c’est le cas de dire).

Certes, mais il fait des fautes d’orthographes…
CF : Oui, elles sont respectées dans la typographie ; elles amusent et attendrissent Alma qui sait où est l’essentiel.

Tous ces courriers entre Alma et Rolf pourraient-ils être des mails ?
CF : Ce n’est pas qu’ils pourraient, ce sont des mails. Voyez-vous, j’ai l’impression d’avoir passé ma vie à écrire des lettres. Les hommes que j’ai aimés et qui m’ont aimée (y compris les écrivains) n’étaient guère portés à exprimer par écrit leur passion, or ils se réjouissaient de mes courriers et m’en réclamaient toujours plus. J’avoue, du reste, que la forme épistolaire me convient parce qu’elle laisse libre cours à la fantaisie. Il n’est feu que de grand bois fourmille ainsi d’observations saisies au vol, de caresses sensuelles, de pics d’humeur, de moments d’allégresse, de mélancolie, et constitue en somme un pot-pourri de tout ce qui fait la vie.

Des mails, donc, dans lesquels vous faites néanmoins une place importante aux post-scriptum qui restent une forme classique de l’échange manuscrit…
CF : Oui, et pour cause : j’ai l’esprit en escalier ! Soudain, avant d’expédier un courrier, une idée surgit. Dans le roman, j’ai respecté ce surgissement. Il y a aussi qu’une idée parfois n’avait pas sa place dans le fil de la lettre, ou avait besoin d’être mise à part et en relief.

Rolf est un prénom allemand, Alma est française ; s’agit-il d’un clin d’œil à votre précédent roman, Les silences de la guerre, pour lequel vous avez obtenu le Prix Bretagne  2012 ?
CF : Absolument. On revient à ce que nous disions tout à l’heure : je reste habitée par les livres déjà écrits. Il y a continuité de l’un à l’autre.  Rolf, le forestier des Vosges, n’est pas étranger à Hermann, le héros des Silences de la guerre, qui venait de la Baltique.

Un mot sur Les silences de la guerre qui sort prochainement en Poche…
CF : Ce sera en février 2016 dans la collection Points. Il met en scène, dans une maison réquisitionnée, un officier allemand et une jeune Bretonne qui décident de ne pas se soumettre aux trublions politiques qui commandent la haine et le meurtre. Hermann vient de la Baltique et, affecté à la construction du Mur de l’Atlantique près de Brest, se demande pourquoi il lui faut être l’ennemi de gens qui habitent un pays si semblable au sien. Glaoda, elle, ne demande qu’à aimer… La suite est dans le livre. (Sourire)

Pour conclure, diriez-vous que toutes les amours sont malheureuses ?
CF : Ou heureuses via l’effort. Sans difficulté, l’amour n’est qu’une amourette. Le sens du livre est  celui-ci : le monde moderne tend à briser l’être humain en l’amenant à évoluer hors-sol ; l’amour authentique sauve l’être humain en l’enracinant et en le reliant aux grands rythmes naturels.

Si vous aviez le dernier mot, Claire Fourier ?
CF : Il n’est feu que de grand bois ! Autrement dit, l’amour véritable fait feu de tout bois : du meilleur – et du pire qu’il transforme en haute flamme.

Propos recueillis par Jérôme Enez-Vriad – Carnac, 05 septembre 2015
© pour le texte : Bretagne Actuelle & Jérôme E-V

Claire Fourier
Il n’est feu que de grand bois
Editions de La Différence
188 pages – 17 €

Autre interview de Claire Fourier

0 Commentaires

Laisser un commentaire

Abonnez-vous à notre newsletter

Edito

Articles similaires

Autres articles de la catégorie L'invité