En visant le numéro 3 de l’industrie mondiale des jeux vidéo Ubisoft, Vincent Bolloré s’attaque à une entreprise bretonne dont les dirigeants ont toujours mis en avant leur attachement à leur région, comme lui. Cette guerre économique traduit-elle la fragilité de l’image d’une Bretagne unie et solidaire ? Loïc Hénaff, patron de la légendaire entreprise finistérienne et président de l’association « Produit en Bretagne » répond à nos questions.


« Libre de créer, libre d’innover, libre de s’exprimer, libre de prendre des risques et de s’amuser. Quand vous êtes libre, il n’y a pas d’échec. Il n’y a que le futur.  » C’est ainsi qu’Yves Guillemot a résumé le parcours d’Ubisoft lors de sa conférence de presse de l’Electronic Entertainment Expo (E3) à Los Angeles le 13 juin dernier. Le patron du 3ème éditeur de jeux vidéo dans le Monde s’adressait clairement à Vincent Bolloré dont la société Vivendi a pris le contrôle le 1er juin, après une OPA (Offre publique d’achat) de Gameloft, société sœur d’Ubisoft, dédiée aux jeux pour mobiles, entraînant le départ de son dirigeant, l’un des 5 frères Guillemot, Michel. Après avoir appelé Yves Guillemot le 12 octobre 2015 pour évoquer un potentiel rapprochement, le capitaine d’industrie quimpérois a lancé son attaque visant Ubisoft. Le 20 juin, il annonçait avoir dépassé le seuil de 20% des actions (20,10%), tout en déclarant à l’autorité des marchés financiers qu’il « n’envisage pas de déposer une offre publique sur Ubisoft, ni d’en acquérir le contrôle ». Il résume simplement envisager « de poursuivre ses achats en fonction des conditions de marché » et répète qu’il souhaite établir une « collaboration fructueuse » avec l’éditeur de jeux vidéo aux savoir-faire reconnus internationalement.

Pourtant, selon Yves Guillemot, cité dans le Monde du 9 juin, les deux groupes n’ont « toujours aucun contact. Nous attendons une ­réponse à la lettre que nous leur avons adressée il y a plusieurs mois pour leur demander de préciser de manière détaillée quelles synergies pouvaient être créées entre Vivendi et nous. Je pense que nous n’aurons pas de réponse, car il n’y a pas de synergie possible ».

Et d’enfoncer le clou : « Je pense que Vincent Bolloré s’achemine plutôt vers une prise de contrôle rampante avec la volonté d’avoir de plus en plus de pouvoir, d’abord au sein du conseil d’administration, puis dans l’entreprise. C’est ce qu’il a fait chez Telecom Italia ou Vivendi. Il va d’abord nous dénigrer et essayer de nous déstabiliser, comme il le fait déjà au travers d’Havas. On connaît ses méthodes et on saura s’en défendre. »

La guerre économique est claire et aussi violente soit-elle, elle est fréquente dans le monde des grandes entreprises puissantes. Mais elle a lieu dans ce cas entre deux entreprises bretonnes et, plus paradoxal encore, dont les deux patrons ont maintes fois affirmé leurs attachements forts à leur région.

Les cinq frères Guillemot, Claude, Michel, Yves, Gérard et Christian ont fondé leur première entreprise, Guillemot Software, en 1984 dans le hangar de leurs parents, qui tenaient un magasin de produits agricoles à Carentoir dans le Morbihan. Ils créent Ubisoft en 1986 avec des méthodes et des expériences apprises en Angleterre et aux Etats-Unis. En 30 ans, ils vont devenir le numéro 3 de l’industrie mondiale des jeux vidéo en créant des filiales dans de nombreux pays étrangers.

Les 5 frères morbihannais ont toujours été liés à la Bretagne : Christian, autonomiste, a créé le groupe « Bretagne unie », militant pour une Bretagne à 5 départements, intégrant la Loire-Atlantique, soutenu par les réseaux de dirigeants bretons comme l’Institut de Locarn ou le Club des trente. Réunissant une soixantaine de patrons bretons et destiné à soutenir les intérêts des entreprises de la région, il a été un temps présidé par Claude Guillemot et a rassemblé François Pinault, Alain Glon, géant de l’agro-alimentaire, aujourd’hui président de l’Institut de Locarn, et… Vincent Bolloré.

Le Quimpérois, issu d’une famille d’industriels, qui a développé en 30 ans la papeterie familiale OCB, reprise en 1981, en un conglomérat international présent dans les secteurs de l’énergie, de l’agriculture, du transport, de la publicité, des médias, a toujours rappelé ses origines et son besoin de se ressourcer le plus souvent possible dans son Sud Finistère. « Tous mes souvenirs heureux de jeunesse sont ici. Et tous les prétextes sont bons pour y venir », disait-il à Ouest-France en 2014.

Le redoutable homme d’affaires, habitué à mener des OPA hostiles, énonçait même clairement son ambition pour la Bretagne : « Tout l’argent qu’on gagne dans le monde doit revenir à la source, en Bretagne »

Cette idée au cœur de Vincent Bolloré et des frères Guillemot, comme au cœur de ces réseaux économiques bretons très actifs, met en avant une Bretagne solidaire et unie, un principe au-dessus des autres qui ferait prévaloir l’attachement désintéressé à ses racines.

Un principe qui semble en totale contradiction avec cette nouvelle guerre entre deux des puissants acteurs économiques bretons. Cette solidarité économique bretonne s’arrête-t-elle là où débute le portefeuille d’actions ?

N’est-elle que marketing et illusion ? 

Le sujet est sensible : contactés à plusieurs reprises, ni le délégué général, ni le président de l’Institut de Locarn, club de réflexion pourtant orienté vers le développement économique de la région et ses liens avec les marchés internationaux, n’ont souhaité s’exprimer.

Silence prouvant que le marché et les grandes entreprises, même bretonnes, n’ont finalement ni frontières, ni racines ?

Loïc Hénaff, patron de l’emblématique « leader du marché français des pâtés en conserve » est aussi le nouveau président de « Produit en Bretagne », association émanant de l’Institut de Locarn. Elle rassemble 360 entreprises et 3900 produits estampillés du désormais célèbre phare bleu et jaune. S’il nous précise que ses propos « sont des positions personnelles qui n’engagent pas Produit en Bretagne qui n’a pas de raison de commenter l’actualité en général » et que les deux entreprises évoquées, « ne sont même pas membres de (leur) association », le descendant du fondateur, en 1907, du célèbre pâté, toujours basé à Pouldreuzic dans le Finistère a répondu à nos questions :

Que pensez-vous, en tant que président de Produit en Bretagne et dirigeant d’une grande entreprise bretonne, de l’attitude de Vincent Bolloré face au groupe des frères Guillemot, en prenant bien entendu en compte le fait que chacun des dirigeants montrent très régulièrement leurs attachements à la Bretagne ?
Ne nous méprenons pas : la vie des entreprises n’est pas un long fleuve tranquille. Il me semble qu’il s’agit bien ici de la conquête de la majorité des titres d’une entreprise par une autre. Autrement dit, un non-événement dans le monde économique, rien de bien original, une manœuvre comme il s’en produit tous les jours, de façon hostile ou pacifique.
Les rapports entre les hommes ne sont pas toujours non plus courtois et francs, que ce soit dans le monde économique, politique ou sportif, même en Bretagne. Je ne connais pas les relations entre ces dirigeants, je ne peux pas commenter.

N’est-ce pas une démarche contradictoire avec cet attachement affiché ?
Les Bretons n’ont ni le monopole de la solidarité, ni celui de l’esprit de conquête. 

Cette rivalité n’affaiblit-elle pas cette Bretagne économique louée par ses acteurs dont vous faites partie ?
Il semble que deux visions stratégiques s’opposent autour de l’avenir d’une entreprise. Dans les deux cas, les dirigeants sont reconnus pour ces visions et leur capacité à créer de la valeur.
Il est naturel de penser que la continuité d’un actionnariat majoritaire est préférable pour  une entreprise. L’avenir nous dira qui a eu raison.

Ne ternit-elle pas son image qui voudrait afficher de grands dirigeants, symboles de la réussite régionale, unis ?
Unis certes mais autour de projets communs pas autour de projets individuels. Les entreprises bretonnes sont tous les jours en concurrence entre elles. La concurrence entre entreprises pour la conquête de parts de marché est quotidienne.
Cela n’exclut pas la solidarité ponctuelle qui elle aussi existe tous les jours : un coup de fil, un dépannage lors d’un sinistre, un conseil… Mais quand il s’agit de l’avenir de l’entreprise que l’on dirige ou pour laquelle on travaille, tant que l’on reste dans le cadre de la légalité, il est normal d’utiliser tous les outils en sa possession… C’est le devoir du dirigeant.
Notre différence est par contre parfois, sur les grands enjeux pour lesquels nous savons nous ranger sous une seule bannière, bien souvent quand il s’agit de l’intérêt supérieur de la région.

L’attachement à la Bretagne, la solidarité qu’on imagine entre dirigeants, s’arrêtent-ils au portefeuille d’actions ?
Ne soyons pas naïfs : quand il s’agit de l’intérêt d’une entreprise, il est du devoir de son dirigeant vis-à-vis des actionnaires mais aussi des salariés, de la défendre.
La meilleure défense étant l’attaque, nous assistons ici à une lutte pour l’avenir de deux grandes entreprises puissantes. Les mariages de grands groupes sous forme d’alliance sont des aventures risquées (cf l’échec de la fusion de Publicis avec Omnicom). Certains dirigeants n’apprécient pas ces stratégies et préfèrent détenir le pouvoir que leur donne une majorité, c’est une question de mode de management.
Enfin je m’autorise à vous faire remarquer qu’il s’agit là de risques que les entreprises cotées en bourse prennent dès lors qu’elles bénéficient aussi de la mise sur le marché de leurs titres. Ces mises en marché permettent une croissance très rapide en récoltant du capital mais fragilisent forcément la cohésion capitalistique. On n’a rien sans rien.
Quoi qu’il advienne de cette affaire, cela démontre que les entreprises familiales sont en France, particulièrement fragiles du fait du régime fiscal de la transmission du capital d’un outil de travail. Elles doivent consacrer d’importantes ressources à cette intégrité capitalistique, ce qui grève leur capacité à investir.


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